Entreprises familiales et transition écologique, le paradoxe de la discrétion

Malek Dahmani, Bruellan

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Les entreprises familiales sont les protagonistes méconnus mais cruciaux de la transition écologique.

Une récente étude académique intitulée «Family Ownership and Carbon Emissions» (Borsuk et al., mars 2023) permet de mieux comprendre leur comportement face à l'enjeu climatique et révèle certains paradoxes intrigants.

Il y a quelques années, nous avons entamé une discussion avec une entreprise familiale de notre portefeuille concernant ses engagements environnementaux. Cette société était devenue, de par une solide croissance organique, leader européen dans les solutions d’isolation et de charpente à base de matériaux écologiques, comme le bois. Malgré l’impact positif de ses produits sur l’efficience énergétique des bâtiments, les notations environnementales qui lui étaient attribuées par les spécialistes de l’ESG demeuraient inférieures à celles d’autres acteurs du secteur. Cette société ne communiquait ni programme environnemental, ni objectifs de réduction de ses émissions carbone. Durant cette discussion, nous avons cependant appris qu’elle menait un ambitieux et coûteux programme de transition énergétique, visant à n’utiliser à terme que des énergies renouvelables dans ses usines, notamment à base de biomasse, en lieu et place du charbon. Paradoxalement, malgré ces actions très concrètes, ses dirigeants hésitaient à formuler des engagements stricts en termes de réduction de CO2, par souci de préserver leur réputation en cas d’échec dans l’atteinte de tels objectifs. Une attitude très différente de celle de la plupart des autres entreprises qui, dans la foulée des Accords de Paris de 2015, enchaînaient alors promesses et objectifs. Cette discussion est restée dans ma mémoire comme un symbole de ce qui fait, tout à la fois, le paradoxe et la particularité des entreprises familiales.

Les entreprises familiales sont nettement moins «ambitieuses» dans leurs annonces que leurs homologues non-familiaux.

Nous sommes convaincus du rôle crucial que celles-ci jouent dans la transition vers un modèle économique plus vertueux. La structure d’entreprise familiale est non seulement la plus répandue dans le monde des affaires, mais elle repose aussi sur des valeurs fondamentales parfaitement à même de relever le défi du changement climatique: une vision de long terme pour favoriser la transmission, une prudence (notamment réputationnelle) dans la conduite des affaires couplée à une capacité d’innovation, permettant d’anticiper et d’amortir les changements et les crises.

Pourtant, les quelques études sur les contributions des entreprises familiales aux thématiques environnementales et sociales ont plutôt abouti à des résultats mitigés, ne permettant pas de conclusion tranchée en la matière. Il a aussi été reproché aux entreprises familiales leurs notations ESG en deçà de la moyenne du marché.  

Ce dilemme entre des valeurs fondamentales favorables et des résultats académiques peu concluants vient peut-être d’être résolu, grâce à une étude ambitieuse parue en mars dernier. Les chercheurs Borsuk, Eugster, Klein, et Kowalewski ont étudié le comportement des entreprises familiales face aux rejets de CO2. Leur papier, sobrement intitulé «Family Ownership and Carbon Emissions», arrive à des conclusions instructives: les entreprises familiales étudiées (plus de 6’000) ont une intensité carbone (unités de carbone émises par unité de revenu générée) inférieure d’environ 10% par rapport à leurs homologues non familiaux, après ajustement des effets de secteur, de région et de tout autre biais impactant. De plus, ces entreprises ont réduit leurs émissions de gaz à effet de serre de manière plus significative que les autres dans la foulée des Accords de Paris de 2015, démontrant leur capacité à anticiper et à répondre aux pressions sociétales et gouvernementales.

Les universitaires ont aussi voulu comprendre si différents facteurs constitutifs des entreprises familiales pouvaient expliquer ces variations dans la réduction d'émissions de CO2. Par exemple, la composition du conseil d’administration, l'implication de la famille, ou l'évolution des dépenses de R&D. Dans ces trois cas, les résultats de l’étude semblent cohérents avec les valeurs des sociétés familiales précédemment citées. Plus grande est la longévité d’un conseil d’administration, ce qui est généralement le cas pour les entreprises familiales, plus la réduction des émissions de CO2 est tendanciellement importante. De même, les sociétés dans lesquelles la famille a une implication plus marquée présentent une plus forte réduction, par exemple lorsque le CEO est un membre de la famille. Enfin, les dépenses de R&D semblent avoir sensiblement augmenté après 2015 pour les sociétés familiales, pouvant indiquer leur volonté de répondre à ce défi par l’innovation technologique. Autant de conclusions qui nous confortent dans notre conviction: les entreprises familiales sont un vecteur essentiel de la transition écologique et, par voie de conséquence, de l’investissement responsable.  

Un dernier volet de cette étude m’a procuré un sentiment de déjà-vu. En analysant les engagements des sociétés en termes de réduction de CO2, les chercheurs se sont rendu compte, à leur étonnement, que les entreprises familiales sont nettement moins «ambitieuses» dans leurs annonces que leurs homologues non-familiaux et évitent de communiquer publiquement ce type d’objectif, malgré de meilleurs résultats. Le paradoxe apparu lors de nos échanges avec cette société de notre portefeuille n’était donc pas une exception, mais bien le propre de nombre de sociétés familiales. Moins d’effets d’annonce, plus de résultats:  après tout, cela ressemble bien à la philosophie discrète mais efficace de ces entreprises, et à une formule gagnante pour elles et, partant, pour le futur de notre planète.

 

Source: Borsuk, Marcin and Eugster, Nicolas and Klein, Paul-Olivier and Kowalewski, Oskar, Family Ownership and Carbon Emissions (March 30, 2023).

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