Nul ne sait ce que réserve le futur

Nicolette de Joncaire

3 minutes de lecture

George Muzinich: «On vise une inflation à 2%. Mais qui l’arrêtera une fois le seuil atteint?»

Fondateur de la firme éponyme, George Muzinich dirige le groupe qu’il a créé il y a plus de 30 ans à New York. Vétéran du crédit d’entreprises cotées et non cotées, et classé dans les dix gérants les plus expérimentés au monde, il doit son français parfait à ses années genevoises et parisiennes. Il est tout aussi familier de Zurich où il a également résidé plusieurs années. Très tourné vers l’Europe, George Muzinich a pris un moment pour répondre à nos questions sur la pandémie, l’endettement massif des Etats et l’avenir du financement des entreprises.

Vous attendiez des évènements atypiques. L’histoire vous a donné raison mais pourquoi cette appréhension?

Nous vivons une époque fascinante pour laquelle il n’existe aucun précédent. Tout ce que nous avons appris à l’école est bon à jeter. Il fut un temps où l’on prédisait l’avenir à partir du passé ; c’est devenu impossible. Prenons un exemple. Depuis des années, les taux d’intérêt sont très bas, voire négatifs. Or, en approchant du plein emploi (ce qui fut le cas aux Etats-Unis il y a peu), on aurait dû voir poindre l’inflation. Pourtant, nous avons constaté une baisse historique du taux de chômage … sans un soupçon d’inflation et sans relèvement des taux. Une situation exceptionnelle qui n’était pas sensée se produire.

«Il y a certainement des questions à se poser
sur le mode de calcul de certains indicateurs.»
Mais n’y-a-t-il réellement pas d’inflation?

C’est un point intéressant. Au niveau personnel, tout semble plus coûteux chaque année mais ce n’est pas ce que disent les statistiques. Il y a certainement des questions à se poser sur le mode de calcul de certains indicateurs. Citons l’évolution de la productivité dont on prétend qu’elle est de plus en plus faible? Est-ce bien exact? Si les ordinateurs sont dix ou cent fois plus efficaces qu’il y a 20 ou 30 ans, les services n’en ont-ils pas bénéficié? Combien d’emplois a-t-on créés grâce aux jeux vidéo? Leur qualité est-elle comparable à celle des générations précédentes?

La pandémie, le confinement, un certain rejet de la Chine, paraissent renforcer une volonté de démondialisation. Est-ce le cas?

La réaction que nous constatons n’est qu’une confirmation d’un phénomène déjà bien avancé. L’importation de produits en provenance de pays à main d’œuvre bon marché – la Chine, le Vietnam, le Bangladesh - a fait baisser les prix.  Mais elle a aussi créé le chômage et des effets sociaux profonds en France, en Italie, aux Etats-Unis et ailleurs. Les gens sans emploi, ou mal payés, se sentent lésés. Les plus âgés n’ont aucun recours. L’effet est dramatique sur les communautés construites autour des secteurs industriels classiques. Le tissu social s’est sensiblement dégradé ce qui s’est accompagné d’une profonde remise en question des valeurs socio-culturelles. Le dommage n’est pas qu’économique. Il ne faut pas non plus négliger que l’impact a été d’autant plus violent que la mutation s’est faite sur moins d’une génération. Aujourd’hui, la crise du coronavirus affecte le transport et le tourisme mais plus durablement encore les industries déjà en transition comme l’automobile ou le commerce de détail. Avec le commerce en ligne, quel est l’avenir des magasins? Et de l’immobilier commercial? Ne peut-on se poser des questions légitimes sur l’avenir de l’immobilier de bureau, compromis par le télétravail. Certaines habitudes prises pendant la crise ne disparaitront pas. Le postulat, longtemps accepté, de croissance économique infinie risque d’être mis à mal.

«On parle beaucoup d’endettement des Etats
et peu d’endettement tout court.»
A quoi mèneront les mesures actuelles et plus particulièrement l’endettement des Etats?

On parle beaucoup d’endettement des Etats et peu d’endettement tout court. Notez en parenthèse qu’au niveau privé, la Suisse est l’un des pays les plus endettés du monde. Contrairement à l’Italie qui l’est fort peu. Quant à savoir où cela nous mènera, l’humilité est de rigueur. Comme le disait Galbraith, «la seule utilité des prévisions économiques est de rendre l'astrologie respectable»1. Nul ne sait ce que nous réserve le futur. On peut imaginer sans peine que les politiques monétaire et budgétaire se voudront stimulantes pour une durée indéfinie. Mais, simultanément, les consommateurs, inquiets, auront de moins en moins envie de dépenser et, par conséquent, le taux d’épargne tendra à croître. Les stratégies de stimulus pourraient de ce fait avoir des conséquences inattendues. Un scénario possible? Une première période de stagnation due à la peur de consommer, suivie d’une période de stagflation ou d’inflation si les autorités continuent à battre monnaie. Sans oublier que si la consommation se tourne davantage vers des produits locaux, les coûts et donc les prix augmenteront. Et il n’y a aucun doute par ailleurs que les inégalités posant des problèmes sociaux aigus, il faudra pousser les salaires minima sans que la productivité ne s’améliore nécessairement.  Plusieurs éléments d’inflation seront ainsi réunis. «On fera ce qu’il faut pour amener l’inflation à 2%» nous dit-on. Mais y-aura-t-il un panneau stop? Pourquoi pas 4% ou plus?

Quel impact a l’endettement sur les actifs?

L’endettement est une question de responsabilité. Quel est le ratio de levier raisonnable? Quel est le ratio prix / bénéfice qu’on peut absorber aujourd’hui. Quand l’argent ne coûte rien, on le prend. Voyez Apple et ses immenses réserves de cash qui ne l’empêchent pas d’emprunter. Les politiques non-orthodoxes ont encouragé les entreprises cycliques et les spéculateurs à tester les limites.

«Il existe d’excellentes opportunités dans les obligations de bonne qualité, celles situées
dans la frange basse de l’investment grade ou dans la frange haute du high yield.»
Quel conseil donneriez-vous aux investisseurs?

S’ils sont conservateurs, qu’ils achètent des Bunds ou des obligations de la Confédération suisse, des actions Nestlé ou Roche, de l’immobilier. Mais pour obtenir un rendement correct avec une certaine stabilité, en protégeant le capital et le pouvoir d’achat, je pense qu’il existe d’excellentes opportunités dans les obligations de bonne qualité, celles situées dans la frange basse de l’investment grade ou dans la frange haute du high yield. Avec une recherche approfondie (indispensable pour minimiser le risque de crédit), en contrôlant la duration et avec beaucoup de diversification, les résultats peuvent être excellents. Ce qui importe, c’est de valoriser le risque correctement en comprenant ce dans lequel on investit. Souvenez-vous d’Enron. Impossible d’y voir clair… et la fin de l’histoire est celle que nous connaissons2.

Quel est l’avenir du financement des entreprises?

Il est presque impossible de financer des prêts de moins de 500 millions sur les marchés de capitaux. Pour les obligations de 100 à 200 millions ou moins, il n’y a pas de liquidité. Bridées par la réglementation, les banques ne prêtent plus aux petites et moyennes entreprises alors que ces dernières génèrent plus de la moitié de l’activité économique. La tendance pour les petites et moyennes entreprises sera de se financer en dehors des marchés cotés et il leur faudra donc un système parallèle spécifique dont la source sera de plus en plus à chercher au sein des capitaux privés de type private equity ou private debt.

 

1 «The only function of economic forecasting is to make astrology look respectable.»
2 Enron fut l'une des entreprises américaines les plus importantes par sa capitalisation boursière. Elle fit faillite de manière retentissante en décembre 2001.

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