Dans la villa qui abrite Bondpartners et ses 30 employés, à Lausanne, le temps semble ignorer l’image de nervosité associée au trading. Christian Plomb, CEO et actionnaire majoritaire du spécialiste du négoce obligataire, nous accueille pour présenter l’évolution de ses affaires et de son métier. Les surprises ne font alors que se succéder. Premièrement, ce ne sont plus les obligations qui représentent la majorité du chiffre d’affaires mais les produits structurés. Ensuite, tandis que l’IA s’intègre dans toutes les discussions, c’est encore le trading par téléphone («voice trading») qui est favorisé afin d’entretenir les relations personnelles dans le cadre d’opérations parfois complexes, ceci selon le principe de « best execution ». Bondpartners est resté centré sur l’exécution des ordres portant sur nombre de papiers-valeurs pour des clients qui sont tous des professionnels. La société abrite également le marché «HelveticA», une plateforme pour actions non-cotées, mais qui représente une portion congrue de son chiffre d’affaires.
Bondpartners a émis des actions nominatives cotées au marché OTC-X de la Berner KB depuis 2015. Le dernier cours payé, à fin novembre (940 francs) correspond environ aux deux tiers des fonds propres comptabilisés («book value»). Christian Plomb répond aux questions d’Allnews sur les développements du marché obligataire et de Bondpartners:
Qu’est-ce qui permet à une boutique comme la vôtre de garder son créneau spécifique sur un marché obligataire globalisé et très numérisé? Est-ce une question de meilleures conditions?
Depuis 52 ans, notre fonction consiste à chercher le meilleur prix et à assurer un service de règlement transactionnel optimal («settlement») pour que les opérations se passent dans les meilleures conditions possibles. Ces deux points sont vitaux pour une société qui met en avant son indépendance, une caractéristique qui, elle, permet de ne pas passer toujours par les mêmes canaux.
Dans le cadre de la «best execution», nous essayons de maintenir un grand nombre de correspondants que nous avons au téléphone -même si cela peut paraître anachronique-, ou par le biais de plateformes électroniques, afin d’obtenir non seulement un bon prix mais aussi de la liquidité pour nos clients. A l’inverse d’un marché régulé des actions, il n’est pas toujours aisé de trouver des titres disponibles et des prix tenus sur le marché obligataire.
Nous offrons ces services dans la plupart des segments obligataires et ceci dans une vingtaine de devises.
«Actuellement une bonne part de nos revenus provient non pas des obligations mais des produits structurés».
Qu’est-ce qui fait l’essentiel de vos revenus?
Actuellement une bonne part de nos revenus provient non pas des obligations mais des produits structurés, un marché au sein duquel nous pratiquons activement l’intermédiation depuis 3-4 ans. La pluralité et variété de nos contacts facilite notre rôle d’intermédiaire entre les acheteurs et vendeurs.
Les marges d’intermédiation sont plus modestes pour ce type d’instruments (évidemment hors fabrication, souscription et rétrocessions…). Après la crise de 2008 qui a failli sonner le glas de cette industrie, l’environnement de taux bas et une adaptation certaine aux conditions de marché ont à nouveau engendré une croissance notable, les paniers d’actions, parmi bien d’autres, étant revenu à la mode. Ceci a alimenté nos revenus et notre chiffre d’affaires et surtout nous a permis non seulement de maintenir nos contacts mais encore de les amplifier, durant une période peu faste pour les obligations alors que les taux s’effondraient, passant même en territoire négatif. A ce sujet, la remontée des dits taux n’a pas encore provoqué, à mon avis, un retour aussi extraordinaire qu’attendu. 2022 peut être qualifiée d’annus horribilis pour les emprunts, 2023 et 2024 de renaissance, mais encore limitée, alors que le marché table sur des baisses de taux (dont la vitesse et l’ampleur ne remplit peut-être pas ses espérances).
Ceci dit, la demande d’obligations reste néanmoins présente et qui plus est variée. Qu’il s’agisse de recherche de ratings, de durations, d’ESG, de secteurs particuliers, de pays émergents, de spéculation (junk), de garantie et de couverture ou encore de placements privés. La décision est prise par nos clients, qu’ils soient finaux ou pas, les contreparties étant toutes professionnelles ou institutionnelles, comme déjà précisé.
Où s’arrête l’exécution et où commence le conseil chez vous?
Nous ne faisons presque que de l’exécution, -quasiment «plain vanilla»-, nos clients étant professionnels dans leurs choix et allocations. Notre tâche principale étant de fournir les meilleurs prix depuis plus d’un demi-siècle et d’accompagner ceci par un service de back-office aussi efficient que possible. Par ailleurs si conseil il y’a, il consiste à faire, parfois, évidemment des suggestions à certains clients et surtout à renseigner ces derniers sur la qualité des emprunts, la profondeur du marché et sa liquidité, l’écart entre le bid et l’ask (spread) et le respect des lots proposés à l’achat ou à la vente (sizing, pricing), entre autres informations permettant de conclure l’opération, les indications préliminaires affichées à l’écran n’étant pas toujours respectées.
Pour rappel le marché obligataire reste un marché de gré à gré (OTC), une très grande majorité des transactions s’exerçant hors bourse, entre professionnels. Sa liquidité dès lors peut poser problème, ainsi que les prix (et les rendements par voie de conséquence).
Au fil des années, après avoir parlé de market making, de dealing, de trading ou de broking, nous préférons aujourd’hui parler d’intermédiation et d’exécution, quant à notre travail, soit de trouver le meilleur prix parmi les correspondants et parfois les clients eux-mêmes.
Compte tenu de la baisse des taux et des bons volumes, 2024 est-elle une bonne année pour Bondpartners?
Les trois principales sources de revenus (ou d’éventuelles pertes pour deux d’entre elles) pour Bondpartners, concernent le négoce et arbitrage de papiers-valeurs (qui par essence ne saurait s’inscrire en chiffres négatifs), l’évolution du portefeuille-titres détenus en nostro, et celle des changes. Tant la force de notre monnaie nationale que les performances des marchés financiers ont dès lors une grande importance afin de savoir –comptablement- si l’année était bonne. A ce stade et pour compte de 2024, je peux préciser que les volumes ont augmenté et que les marges se sont amoindries, que le nostro a mieux performé et que le franc suisse continue d’être pénalisant malgré les opérations systématiques de couverture (currency overlay).
Le fameux 60/40 (60% actions/40% emprunts) est revenu à la mode selon la presse professionnelle, mais les 40 que devrait représenter l’allocation obligataire se fait désirer. On est loin des niveaux connus dans le passé pour des portefeuilles dits équilibrés, notamment en Suisse et même si les taux sont redevenus positifs. L’allocation est probablement plus proche de 75/25. Les investisseurs restent très accrochés aux actions.
Un phénomène d’inertie demeure comme c’est souvent le cas. Les opérateurs ne se positionnent sur les obligations à moyen/long terme qu’après que le déclin des rendements soit engagé. Ils tardent à se repositionner. Cette latence est en partie le résultat de la bonne performance des actions, notamment celle de la technologie et des 7 magnifiques. Les clients sont aussi restés sur les produits structurés, attirés qu’ils sont par les paiements périodiques qu’ils reçoivent et par la performance des sous-jacents.
Pour revenir à l’année 2023, c’était un bon cru, partiellement en raison des mouvements brusques de sorties liés à la Russie qui ont augmenté les transactions obligataires et qui ont accru les spreads. De façon générale plus un marché est étale et moins les produits ont tendance à augmenter. Il faut donc que ça bouge.
«Au fil des années, après avoir parlé de market making, de dealing, de trading ou de broking, nous préférons aujourd’hui parler d’intermédiation et d’exécution».
Pourquoi vos fonds propres sont-ils aussi élevés? Est-ce par crainte d’une crise?
Plus particulièrement en tant que société familiale qui a adopté une politique conservatrice, nous maintenons un niveau élevé de fonds propres. Pour le bon règlement et financement des opérations (settlement), il importe de disposer d’un tampon confortable qui permet d’assurer le trading en tout type de circonstances.
Non seulement la Finma l’exige, mais les sociétés de clearing requièrent des fonds propres adaptés aux volumes afin d’accorder des facilités de crédits temporaires qui facilitent le débouclement des transactions. Nous faisons régulièrement appel à ces facilités auprès de nos trois chambres de compensation (SIX, Euroclear et Clearstream), ces dernières étant garanties par la structure de notre bilan et par du collatéral. En ce qui concerne nos contreparties, ce principe vaut également. Elles veulent (et doivent) traiter avec une société solide.
Du fait des fonds propres élevés de Bondpartners, nous restons ainsi un acteur indépendant, autofinancé, capable d’être présent dans toutes les conditions de marché. Difficiles ou pas.
Pourquoi est-ce que l’indépendance reste clé?
L’indépendance est cruciale dans l’exécution. Elle souligne une absence de conflit d’intérêts dans notre activité afin de viser la «best execution» et la recherche du meilleur prix. Ce but n’est pas vraiment satisfait s’il se limite à simplement demander un prix à un nombre limité d’acteurs, qui plus est toujours les mêmes, ce qui limite la variété et les opportunités d’amélioration.
De quoi dépend la rémunération de vos traders?
Non seulement le nombre de contreparties est primordial, mais il importe de détecter un éventuel intéressement au chiffre d’affaires et aux revenus. Chez BPL, les traders ne sont pas payés à la commission/spread. Et ils ne l’ont jamais été. Ceci améliore à notre avis la qualité de l’exécution.
Comment vos fonds propres sont-ils alloués?
L’allocation des titres s’approche du 60/40 précité. Globalement notre portefeuille est constitué pour un petit tiers de cash, un tiers d’obligations et un bon tiers d’actions.
Il est donc possible d’enregistrer un exercice durant lequel les fonds propres améliorent significativement le bénéfice ou à contrario une période où ils n’aident guère quand bien même leur résultat n’a pas été réalisé. Il faut aussi prendre en compte, comme déjà relevé, les résultats de change. Les transactions dénominées en franc suisse représentent à peine 5% du chiffre d’affaires, loin des 60-65% exprimées en dollars -parce qu’on y trouve du rendement et une meilleure diversification-, ou en euros. Nos principales dépenses étant en francs suisses, alors que les revenus étant pour la plupart en devises, la force traditionnelle de notre monnaie nationale pose ainsi problème, au même titre qu’une industrie exportatrice.
Quelle est l’importance du back-office dans votre développement?
Le back-office joue un rôle très important. Une entité financière s’interroge souvent sur l’externalisation de certains services administratifs. A l’inverse des tendances du marché, nous avons moins de collaborateurs à la production qu’au settlement. C’est crucial pour fidéliser les clients. Le back-office doit être efficient, voire même productif. Cela signifie qu’il faut relancer et collaborer activement avec les contreparties qui n’instruisent pas ou faux. On est passé au fil des années, dans les obligations, de T+7 (7 jours pour régulariser la transaction) à T+1 ou parfois à T+0, c’est-à-dire valeur au jour-même de la transaction. Il faut prendre garde aux éventuels intérêts débiteurs (qui se sont approchés des 10% en dollars) applicables au retard/financement qui sont susceptibles d’être réclamés. En outre, les sociétés de clearing n’hésitent pas à infliger des frais (CSDR) en cas de manquement quant aux instructions et aux positions short.
Qu’en est-il de l’IA dans le settlement?
Nous en sommes aux premiers balbutiements. Nous avons commencé il y a trois mois à lancer un projet dans ce cadre. Il s’agit d’aller au-delà de la simple informatisation/digitalisation et de procéder, avec une IA, à une analyse/intervention générative afin de gérer les flux des contreparties et améliorer les règlements de titres. Ce processus nécessite du temps et des compétences in-house et extérieures. Ceci aura un coût et doit être sécurisé selon les règles de l’art. C’est indéniablement complexe mais correspond à notre politique de préserver des services et compétences à l’interne, sachant que notre informatique n’est pas externalisée (outsourcing).
Quelles mesures prenez-vous au vu de l’explosion de la dette?
L’endettement est un fait historique qu’il soit public ou privé. Je peux simplement vous dire que même pendant des turbulences il y aura toujours des acheteurs et des vendeurs d’emprunts. L’occasion faisant souvent le larron.
Ceci dit, l’essentiel des investisseurs sont des institutionnels qui adoptent souvent une attitude de «buy and hold», les transactions étant alors initiées par l’arrivée à échéance d’un titre. Ceci dit aussi, il existe des opérateurs plus opportunistes qui profitent des mouvements de marchés soit pour se positionner soit pour adopter une approche de trading. Pour répondre à votre question, c’est à BPL de s’adapter aux circonstances et à sa clientèle.
Rien ne vous empêche-t-il de dormir?
Avec une approche centrée sur la gestion des risques, j’observe que l’on enfile les crises comme des perles ceci dans des délais toujours plus rapprochés. C’est indéniablement anxiogène, mais provoque des mouvements et donc des opportunités. Ce qui perturbe actuellement mon sommeil c’est manifestement la situation géopolitique et climatique qui« plombe» l’ambiance.
Pour ce qui est de la pérennité de notre société familiale, alors que je m’approche de l’âge «officiel» de la retraite et des 40 « années de boîte », je précise que nous avons de grands talents dans l’entreprise qui sont à même de poursuivre l’activité et qui sont fidèles et passionnés. La question est de savoir si l’on trouvera la même passion au sien de la génération suivante.
Quel est l’avenir de Bondpartners d’ici 3 ans?
Les obligations seront toujours là puisque les dettes ne disparaîtront pas. Nous sommes une boutique spécialisée sur ce marché depuis un demi-siècle et nous resterons attachés à ses principes de solidité et de prudence.
Notre but est d’accroître la clientèle et de poursuivre ce que nous savons faire aujourd’hui, dans l’exécution qu’il s’agisse de structurés, d’obligations et d’autres instruments financiers.
J’aime bien prendre l’image d’un restaurant. Nous ne pouvons pas attendre que les clients viennent se nourrir chez nous. Nous devons sans cesse les visiter et les relancer sous peine de tomber dans l’oubli et de compter le nombre de tables vides. Pour l’instant avec quelque succès, le chiffre d’affaires ayant sensiblement augmenté au même titre que le nombre de nos clients.
L’action Bondpartners est stable au long des années. Est-ce que cela vous dérange beaucoup?
La relative stabilité du titre ne me dérange pas vraiment, quoique son appréciation et une valorisation plus proche du book-value seraient les bienvenues. Pour se faire, nous avons augmenté notre visibilité en Suisse allemande qui compte un certain nombre d’actionnaires de plus petite taille. Par ailleurs nous avons continué d’informer par le biais de rapports annuels et de communiqués selon le même rythme que celui qui accompagnait notre cotation passée à la Bourse Suisse. C’est important d’être transparent, communicatif et original non seulement pour les actionnaires, mais pour les clients/correspondants et les instituts de compensation.
Pour revenir à notre titre coté sur OTC-X, son rendement brut sur la base du cours de clôture de l’année passée et du dividende versé, s’établit à près de 4,5%. Au vu des rendements historiques, la nature de l’action relève ainsi davantage de celle qu’aurait une obligation. Un comble en quelque sorte, quand on songe au cœur de métier de notre société…