Les choix Value de l’un des plus anciens gérants

Emmanuel Garessus

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First Eagle privilégie la préservation du capital, selon Julien Albertini, gérant. Sa détention moyenne d’un titre est de 10 ans.

L’histoire de First Eagle nous mène de l’Allemagne du 19e siècle et du début du 20e siècle à New-York aujourd’hui. La société est l’un des plus anciens groupes financiers. Elle est née de la fusion de S.Bleichröder, la banque qui, au 19e siècle, gérait les actifs d’Otto von Bismarck, et Gebr. Arnhold, fondée à Dresden en 1864 pour gérer les finances de la famille du même nom.

A la suite des persécutions nazies, le groupe a dû quitter l’Allemagne pour s’établir à New-York en 1937 et se concentrer sur le marché américain.

Arnhold and S.Bleichröder est notamment connue pour avoir émis le premier fonds offshore, sous le nom de First Eagle, en 1967. Parmi les personnalités illustres qui y ont travaillé, on trouve George Soros, avant qu’il ne lance son hedge fund. Aujourd’hui la famille Arnhold est toujours actionnaire de cette société qui, depuis les années 1990, s’est entièrement consacrée à la gestion d’actifs et qui depuis le début des années 2000 a un partenariat stratégique avec Amundi.

Julien Albertini, qui fait partie de l’équipe «Global Value», dont le «track-record» est de 45 ans, est responsable du First Eagle Amundi Sustainable Value Fund et l’un des portfolio managers de First Eagle Amundi International Fund et First Eagle Amundi Income Builder Fund. Le gérant, connu pour son approche «deep value», répond aux questions d’Allnews:

Est-ce que les marchés d’actions actuels offrent suffisamment d’opportunités à un gérant «deep value» comme vous?

La croissance américaine demeure assez forte, le taux de chômage très favorable malgré la hausse des taux, l’inflation en diminution. Les fondamentaux économiques sont donc favorables. Nous pensons toutefois que ces statistiques cachent une réalité moins positive. Le cycle de hausse des taux d’intérêt a débuté il y a seulement 18 mois mais la diffusion de cette hausse prendra encore du temps et risque d’impacter davantage l’économie. Divers indicateurs nous amènent à entrevoir un ralentissement de l’activité industrielle et une contraction du crédit. Le consommateur voit ses réserves diminuer. Au même moment, l’indice S&P 500 se traite à des plus hauts historiques. Dans ce contexte, il nous semble important d’être prudent et très sélectif.

«Nous avons acheté Richemont, LVMH et Christian Dior en 2016, à l’époque des craintes d’un ralentissement chinois»
Quelles ont été vos récentes transactions sur le marché cet été?

Nous avons profité des opportunités apparues dans certains secteurs, par exemple dans l’immobilier, et dans certaines régions, par exemple au Japon et à Hong Kong.

Quels critères de sélection de titres employez-vous selon votre approche «deep value»? Est-ce uniquement le PER ou le cours par rapport à la valeur intrinsèque?

A la différence de nombreux fonds «value», nous ne nous limitons pas à un filtre quantitatif que nous appliquerions à quelques simples ratios. La première étape consiste à chercher ce que nous appelons des modèles d’affaires de qualité. Il s’agit d’entreprises qui contrôlent des actifs réels ou intangibles rares et très difficiles à dupliquer. Ces entreprises disposent d’avantages concurrentiels durables.

Un exemple?

Nous sommes actionnaires de longue date des Champagne Laurent Perrier. La rareté se situe dans ses actifs réels, ses terrains et sa classification. Même si le processus de production s’est améliorée, l’offre de champagne est structurellement limitée. C’est la loi de 1927 qui a défini les surfaces qui peuvent s’appeler champagne. Par contre, la demande croît très vite grâce à la clientèle internationale. Ce déséquilibre structurel nous plaît beaucoup.

Cette qualité peut émerger de biens intangibles. En Suisse, nous sommes redevenus actionnaires de Schindler. Le client qui a fait le choix de Schindler paiera les services de maintenance durant plusieurs décennies. Et il est insensible au prix, ce qui est intéressant dans une situation d’inflation.

Après la sélection du modèle d’affaires, nous attendons que le marché nous offre un prix au moins 20 à 30% inférieur à notre estimation de la vraie valeur économique de l’entreprise. Cette marge de sécurité forme la 2e étape de notre intégration dans le portefeuille.

Cette 2e étape ne se produit-elle pas uniquement en cas de problème majeur, par exemple au management? Vous avez aussi Richemont en portefeuille. N’est-ce pas un titre de croissance plutôt que «value»?

Nous avons acheté Richemont, LVMH et Christian Dior en 2016, à l’époque des craintes d’un ralentissement chinois à la suite de mesures anti-corruption. Tout le secteur du luxe avait souffert. Pour nous, il ne s’agissait que d’un phénomène de court terme concernant des entreprises centenaires qui ont traversé des crises majeures.

Notre avantage compétitif est d’être des investisseurs de long terme, alors que le marché est obsédé par le court terme.

Chez Schindler, le problème peut venir d’un nouveau management, chez Richemont des craintes sur le prochain trimestre. En réalité, ce sont des entreprises au bénéfice de marques difficiles à reproduire et de modèles très bien implantés. Leur valeur intrinsèque est forte.

Si vous avez des convictions fortes sur les entreprises, pourquoi la plus grande position ne dépasse-t-elle pas 2%?

Nous sommes conscients de nos erreurs et de l’impossibilité de prévoir l’avenir. Cette humilité nous amène à diversifier nos positions.

Est-ce qu’il vous arrive d’acheter des titres de croissance?

Après l’explosion de la bulle internet en 2000, le «value» a surperformé durant sept ans alors que les valorisations ont baissé. Dans le fonds First Eagle Amundi International, en 2005, nous avons acheté par exemple Microsoft et, au Japon, Fanuc dans la robotique. Nous avions une forte surpondération «croissance» à cette époque la.  Pour nous, «value» est une philosophie et non un style de gestion. Ceci dit, nous sommes en moyenne davantage «value».

«Pour nous, «value» est une philosophie et non un style de gestion.»

Avec notre objectif de préservation du capital, nous avons très bien performé sur 45 ans. Dans un marché fortement haussier, nous avons tendance à sous-performer mais sur des marchés difficiles nous avons tendance  à être plus résilient. Sur le long terme notre profil de rendement est plutôt stable et prévisible.

L’IA est le thème majeur de 2023. Vous n’avez pas Nvidia ni toutes les GAFAM. Et-ce pour des questions de valorisation?

Nous n’avons pas Nvidia en raison de sa valorisation, mais nous sommes exposés à ce thème et sommes par exemple actionnaires d’Alphabet et de Meta ainsi que de TSMC dans les semi-conducteurs.

La situation géopolitique et macroéconomique est compliquée. Quelles sont vos convictions pour les prochains mois?

Nous n’avons pas la boule de cristal et essayons de construire des portefeuilles capables de présenter des performances absolues attractives et résilientes. Cette approche repose sur trois piliers : acheter une entreprise de qualité avec une décote, diversifier le portefeuille, réduire les risques systémiques avec une exposition à l’or.

Notre portefeuille est un indicateur de nos convictions. Nous avons une exposition élevée sur l’or et les groupes aurifères. Les risques géopolitiques, le surendettement, les effets de la hausse des taux nous amènent à surpondérer l’or actuellement. Et nous privilégions les entreprises peu cycliques et peu ou pas endettées.

Quelle est votre position cash actuellement?

Elle est de 9% et peut aller jusqu’à 10% dans le fonds Sustainable Value.

Comment investissez-vous dans les émergents?

Les émergents forment une classe d’actifs très diverse. Dans une approche «bottom-up», nous observons des opportunités dans un certain nombre de ces pays. Ces dernières années, nous avons investi au Brésil, au Mexique, en Corée, à Taïwan et sommes très sélectifs en Chine.

Ceci dit, le lieu de cotation du siège social est secondaire. Nous sommes actionnaires de Shimano, basé à Osaka, qui fait plus de 90% de son chiffre d’affaires hors du Japon. Nous sommes davantage attentifs à sa compétitivité et aux caractéristiques de sa clientèle.

Comment intégrez-vous la durabilité?

Nous avons un filtre quantitatif qui élimine divers secteurs et diverses sociétés et une approche qualitative qui se penche sur l’analyse de chaque société et la motivation du management afin de nous assurer que la société est un bon citoyen dans son éco-système.

Comme notre durée de détention moyenne d’un titre est de 10 ans, nous sommes des propriétaires d’entreprises qui avons à cœur d’avoir un alignement de notre vision avec la stratégie et les actionnaires. Sur le long terme, les bons élèves ESG surperforment. Dans notre fonds durable, nous n’avons aucun titre de l’énergie, ni fossile ni verte, en raison de la valorisation des énergies propres.

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