La politique monétaire s’est épuisée par elle-même

Yves Hulmann

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Pour Janwillem Acket, les obligations d’Etat, portées par les différents programmes d’assouplissement quantitatifs, sont absolument à éviter.

Les obligations d’Etat sont la classe d’actifs la plus surévaluée actuellement. Les actions européennes offrent un potentiel de rattrapage. En dépit du ralentissement de l’activité industrielle en Allemagne, l’économie helvétique devrait, elle, légèrement rebondir l’an prochain. Tour d’horizon avec Janwillem Acket, chef économiste chez Julius Baer, à propos des perspectives conjoncturelles et des marchés pour 2020.

Lors de la présentation de perspectives pour la nouvelle année, les stratèges mettent en général en évidence les titres ou classes d’actifs jugées les plus attrayantes. Commençons par l’inverse: quelles sont les classes d’actifs qui vous paraissent les plus surévaluées actuellement?

Sans prendre trop de risques, on peut dire que les obligations d’Etat sont les actifs qui sont les plus surévalués actuellement. C’est le résultat des nombreux programmes d’assouplissement quantitatifs mis en place par les banques centrales. En Europe, Mario Draghi a été constamment en «mode urgence» jusqu’à la fin de son mandat à la tête de la Banque centrale européenne (BCE) en octobre dernier. En conséquence, la politique monétaire s’est peu à peu épuisée elle-même – dans la plupart des pays du G10, la marge de manœuvre des banques centrales pour mettre en place de nouvelles mesures d’assouplissement en matière de politique monétaire est désormais très restreinte. La plupart des banques centrales ont déjà abaissé leurs taux à des niveaux proches de leurs plus bas niveaux historiques, voire en-deçà. C’est le cas dans la zone euro, au Japon, en Suède, en Suisse. En comparaison, la Fed dispose, elle, d’encore un petit peu de marge de manœuvre aux Etats-Unis.

Un abaissement supplémentaire des taux directeurs
en Suisse ne peut pas être entièrement exclu.
Concrètement, pourquoi anticipez-vous une correction sur le marché obligataire?

Si l’on prend le cas des Etats-Unis, les rendements des emprunts d’Etat à dix ans ont touché récemment leur plus bas niveau en milieu d’année, soit à moins de 1,5% entre fin août et début septembre, avec en conséquence une forte appréciation du prix de ces titres à cette période. Depuis, le mouvement s’est inversé et les taux des bons du Trésor à dix ans sont remontés à plus de 1,8%. Pour la fin de 2019, nous anticipons un taux de 2%, puis de 2,55% à fin 2020.

Bien que situés à un niveau nettement plus bas en Europe, les taux des emprunts d’Etat à dix ans devraient aussi évoluer dans le même sens, pour remonter à environ 0,3% à fin 2020 concernant le Bund à dix ans (ndlr: -0,24% vendredi). En Suisse, ils devraient certes demeurer négatifs l’an prochain mais moins que maintenant, avec un taux attendu à -0,10% à fin 2020 (ndlr: -0,53% vendredi). Si les taux des emprunts d’Etat remontent, même à partir de bas niveau, cela se traduira par une perte de valeur des obligations existantes.

La politique d’assouplissement de la politique monétaire a-t-elle atteint ses limites en Suisse également – ou faut-il envisager que la BNS abaisse encore davantage son taux directeur pour s’aligner sur la tendance, aussi baissière, du côté la BCE?

Si l’on se base sur le discours de la direction de la BNS, un abaissement supplémentaire des taux directeurs en Suisse ne peut pas être entièrement exclu. Thomas Jordan l’a encore clairement affirmé récemment: si c’est nécessaire, nous allons continuer à abaisser les taux, dit-il en substance. La BNS va certainement tout entreprendre pour éviter une nouvelle péjoration des conditions pour l’économie d’exportations. Si l’économie suisse se porte toujours bien, c’est surtout à cause de quelques branches, notamment un secteur pharmaceutique toujours robuste ou la chimie qui tourne à un régime élevé. Ce n’est pas du tout le cas pour l’industrie manufacturière.

Cette dernière souffre-t-elle surtout du ralentissement observé en Allemagne, le premier partenaire commercial de la Suisse, où les indices des directeurs d’achats pour l’industrie manufacturière sont en territoire négatif depuis plus d’un an?

L’économie allemande est doublement affectée, à la fois par le ralentissement de la demande mondiale pour ses produits d’exportations et par la chute de la production automobile, l’un de ses secteurs d’activité clé. L’industrie automobile allemande est aussi frappée par le changement structurel qui l’affecte. En plus du scandale des moteurs diesel truqués en 2015 et 2016, elle doit s’adapter à l’évolution de la demande qui passera progressivement du moteur à combustion aux véhicules électriques. Malgré tout, un signe plus encourageant a pu être constaté ces derniers mois, à savoir que l’indice des directeurs d’achats de l’industrie manufacturière - qui compare les entrées de commandes par rapport aux stocks existants - s’est un peu amélioré en seconde moitié d’année: il reste certes encore inférieur à 1 mais il affiche un niveau un peu meilleur qu’en début d’année.

L’économie chinoise reste aujourd’hui beaucoup plus dépendante
du commerce mondial que celle des Etats-Unis.
Les signes de détente observés cet automne au sujet des tensions commerciales entre les Etats-Unis et la Chine pourraient-ils insuffler un second souffle à l’économie mondiale en 2020?

A ce sujet, il faut relativiser la «trêve» observée à propos des tarifs douaniers. Car si les Etats-Unis ont retiré la menace de tarifs douaniers à hauteur de 5% portant sur deux listes de produits, ce n’est pas le cas de ceux de 15% s’appliquant à deux autres listes de produits, qui restent une menace pour la Chine. La Chine, elle, n’a en tout cas aucun intérêt à mener le conflit commercial jusqu’à ses dernières extrémités. Le pays a besoin de moderniser son économie et de réduire l’endettement de certains secteurs. La Chine a encore beaucoup de «devoirs» à faire sur le plan intérieur. C’est aussi pour cela que le pays investit autant dans les «nouvelles routes de la soie». Ce projet lui permet de résoudre deux problèmes d’un coup: d’une part, il offre du travail à sa main d’œuvre intérieure, et, d’autre part, il permet au pays de poursuivre ses projets d’influence sur le plan géopolitique. L’économie chinoise reste aujourd’hui beaucoup plus dépendante du commerce mondial que celle des Etats-Unis.

L’économie américaine ne risque-t-elle pas d’entrer à son tour en récession l’an prochain si le commerce mondial devait continuer de ralentir?

Jusqu’ici, l’économie américaine est restée extrêmement forte. Son PIB devrait croître encore de 1,8% en 2020, après un taux estimé à 2,3% pour l’année qui se termine. La création d’emplois reste extrêmement élevée aux Etats-Unis – depuis octobre 2010, l’économie américaine a créé de nouveaux emplois durant 110 mois d’affilée, un record historique. Ainsi, 21,9 millions d’emplois ont été créés depuis lors, notamment dans les services. C’est une énorme performance qui peut, soit dit en passant, être certainement davantage attribuée à Barack Obama qu’au président actuel.

Beaucoup de voix se sont inquiétés, l’été dernier, de l’inversion de la courbe de taux, un phénomène qui est souvent perçu comme un signe annonciateur d’une récession. Qu’en pensez-vous?

L’inversion de la courbe des taux l’été dernier a, à mon avis, surtout reflété une phase de grande incertitude sur les marchés. En situation normale, l’inversion de la courbe des taux est la conséquence d’une politique monétaire plus restrictive – or, cela n’a pas été le cas en 2019. On a plutôt eu l’impression que la politique monétaire s’est orientée en fonction de l’incertitude sur les marchés, plutôt que l’inverse.

Qu’attendez-vous pour l’économie suisse?

Comme déjà évoqué, l’économie suisse est portée avant tout par quelques secteurs solides. Si le franc suisse reste stable face à l’euro, soit autour de 1,10 franc par euro, on peut même compter avec une certaine reprise de l’économie helvétique l’an prochain. Nous tablons sur une croissance du PIB suisse de 1% en 2020, contre 0,8% pour cette année. Par branches, les services continuent d’évoluer positivement. S’agissant de la construction, la situation est plus contrastée: d’un côté, la demande reste importante pour les travaux d’entretien des bâtiments et les équipements d’infrastructure mais elle diminue pour les immeubles d’habitation. La pharma profite, elle, de son pipeline de futurs produits bien rempli.  

Les actions européennes disposent
d’un potentiel de rattrapage.
Hormis les obligations, qu’en est-il des autres classes d’actifs?

Les actions restent la catégorie d’actifs que nous privilégions. L’or a aussi sa place en portefeuille comme complément.

Beaucoup de stratèges anticipent un rattrapage des actions européennes par rapport aux valeurs américaines. Qu’en pensez-vous?

Les actions européennes disposent effectivement d’un potentiel de rattrapage. Il y a beaucoup de sociétés de qualité en Europe qui affichent des valorisations beaucoup plus faibles qu’aux Etats-Unis. Un grand nombre d’actions américaines ont devancé les valeurs européennes dans le récent mouvement de reprise. C’est le cas aussi des titres des grandes banques américaines.

Quels profils ou secteurs vous paraissent attrayants actuellement?

Tactiquement, il est momentanément intéressant d’investir à nouveau dans des actions de sociétés plus cycliques, du moins celles dont la valeur avait corrigé précédemment. Globalement, il vaut mieux miser aussi sur les grandes capitalisations que sur les petites et moyennes capitalisations, moins diversifiées.