La loi suisse sur les cryptoactifs va démocratiser l’accès aux capitaux

Salima Barragan

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Seule une petite fraction des sociétés helvétiques est cotée en bourse, souligne Jacques Iffland, président de la CMTA.

Depuis février, la Suisse est l'un des premiers pays à disposer d’une loi sur les actifs numériques, connue sous le nom de «loi DLT». Cela signifie que les actifs digitaux – incorporés dans des jetons numériques – sont dorénavant reconnus de la même manière que les actifs financiers traditionnels. C’est dans cet environnement en pleine effervescence que la Capital Markets and Technology Association (CMTA) développe des standards permettant d'utiliser les nouvelles technologies sur les marchés de capitaux, et en particulier la technologie dite «des registres distribués» (distributed ledger technology ou DLT ). Entretien avec Jacques Iffland, président de la CMTA et associé de Lenz & Staehelin.

Pouvez-vous préciser la nature de la technologie dont la nouvelle «loi DLT», entrée en vigueur en février, doit permettre l'utilisation en matière financière?

Cette technologie permet de tenir des registres inaltérables et infalsifiables, où toutes les inscriptions sont validées par une communauté de participants plutôt que par une autorité centrale. La blockchain est un cas d'application de cette technologie.

Pour qu'une infrastructure de marché décentralisée puisse
se développer, des standards communs sont nécessaires.
Quel est l'intérêt de la DLT en matière financière?

La tenue de registres est fondamentale dans le marché des capitaux. Un émetteur doit être à même de connaître à chaque instant l’identité de ses actionnaires ou de ses créanciers, pour pouvoir, par exemple, leur payer des dividendes ou des intérêts. Les marchés traditionnels fonctionnent à cet égard au moyen de registres centralisés tenus par des banques et des dépositaires centraux, qui identifient les propriétaires des titres. La DLT permet de remplacer ce régime par une infrastructure décentralisée. Un tel changement impliquait des adaptations législatives. Concrètement, la loi DLT modifie le Code des obligations pour indiquer la façon dont un titre peut être associé à un jeton numérique inscrit dans un registre décentralisé; un processus parfois qualifié de «tokenisation». Plusieurs autres lois ont aussi été modifiées, comme par exemple la loi sur la poursuite pour dettes et la faillite, la loi sur les banques ou la loi sur l’infrastructure des marchés financiers.

Quel est le rôle de la Capital Markets and Technology Association (CMTA) dans ce contexte?

L’association a été créée en 2018, alors que le marché des ICOs était en pleine expansion, notamment à Zoug. Nous trouvions intéressante la façon dont la DLT était utilisée pour lever des capitaux, mais certaines transactions étaient peu transparentes et mal documentées. Nous craignions que cette situation jette le discrédit de façon durable sur une technologie pourtant prometteuse. Nous avons donc voulu créer un cadre permettant d’utiliser la DLT de façon sûre et responsable dans les marchés financiers. Pour y parvenir, nous avons réuni des experts du monde de la technologie, du droit et de la finance. Cette approche multidisciplinaire nous a permis de créer des standards couvrant notamment la tokenisation de valeurs mobilières, le traitement des actifs digitaux selon les règles anti-blanchiment et la conservation de clés privés par des dépositaires professionnels. Paradoxalement, pour qu'une infrastructure de marché décentralisée puisse se développer, des standards communs sont nécessaires.

Comment l’accès au capital sera-t-il simplifié?

Les infrastructures de marché centralisées sont très efficaces et fiables, mais elles sont aussi lourdes et onéreuses. La DLT permet aux émetteurs de s'adresser directement aux investisseurs, sans qu'un intermédiaire financier doive nécessairement porter la responsabilité juridique ou réputationnelle de la transaction. Ce développement est important pour le développement économique de la Suisse. A l'heure actuelle, seule une petite fraction des entreprises suisses a des titres de participation cotés à une bourse en Suisse (moins de 250) alors que notre pays compte près de 600'000 entreprises.

La tokenisation permet de traiter des titres traditionnels comme
des actions ou des obligations sous la forme de jetons numériques.
Avec cette loi, de quel avantage la Suisse bénéficiera-t-elle?

Cette nouvelle loi place la Suisse à l’avant-garde d'un changement technologique et financier important, en lui donnant des fondements juridiques clairs et fiables, un point crucial pour les marchés des capitaux. Nos voisins de l’Union Européenne peinent à apporter de telles clarifications, en raison notamment de la division des compétences législatives entre l’Union et les Etats membres. Quant aux Etats-Unis, la règlementation y est telle qu’il est laborieux d’utiliser la DLT en matière financière de façon simple.

Quelles sont les conséquences potentielles pour le marché des capitaux?

La tokenisation permet de traiter des titres traditionnels comme des actions ou des obligations sous la forme de jetons numériques. Elle a le potentiel de démocratiser l’accès aux marchés des capitaux. C’est un véritable enjeu macroéconomique, car en Suisse, l'épargne peine souvent à trouver son chemin vers l’économie réelle. Une infrastructure décentralisée peut fluidifier ce processus. Les implications d'un passage à de telles infrastructures sont cependant profondes, non seulement pour le négoce des valeurs mobilières, mais aussi pour la politique monétaire. Les infrastructures de marché décentralisées nécessitent le recours à des moyens de paiement numériques – cryptomonnaies,  stablecoins ou monnaies numériques de banque centrale (CBDC) – dont l'utilisation affecte le processus de création de la monnaie. Il s'agit d'une situation dont les conséquences pratiques sont encore mal connues.

Qui seront les gagnants et les perdants de cette révolution?

A long terme, tout le monde gagne: les émetteurs bénéficient d'un accès simplifié au marché des capitaux, ce qui favorise le développement économique, la création d'emplois et de richesses au sein de la collectivité. Les intermédiaires financiers profitent également du surcroît d'activité engendré. A court terme cependant, l'avènement d'infrastructures de marché décentralisées implique des coûts pour les intermédiaires financiers, qui doivent consentir des investissements importants et repenser leurs back-offices et leurs solutions informatiques. Cela explique pourquoi les intermédiaires financiers traditionnels sont de manière générale plus attentistes que les fintechs dans ce domaine.

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