Comment intégrer la géopolitique dans un portefeuille

Emmanuel Garessus

4 minutes de lecture

Anna Rosenberg d’Amundi Investment Institute évalue les risques liés au marché français, aux élections américaines et à une éventuelle offensive chinoise.

La géopolitique était au coeur de l’Amundi Investment Forum à Paris. Ces risques devraient continuer à s’accroître à l’avenir, selon les analystes. Pour l’investisseur, la difficulté consiste à intégrer ces risques dans son portefeuille. Anna Rosenberg, responsable géopolitique auprès d’Amundi Investment Institute, répond aux questions d’Allnews:

Le marché américain représente 60% de la capitalisation boursière mondiale. Quel est son pourcentage du risque géopolitique? Comment parvenez-vous à le mesurer?

Je ne pense pas qu’il soit possible de quantifier ce risque. Par ailleurs, la géopolitique n’impose pas la direction que prenne les marchés même si son impact sur les marchés financiers n’a cessé de croître.

J’observe que les gérants de portefeuille sont parfaitement au courant de l’actualité géopolitique et que leurs questions sont devenues de plus en plus spécifiques. C’est un paradoxe: les marchés ne réagissent pas toujours à la géopolitique alors que les gérants sont bien informés et prêts à réagir. 

Pour quantifier le risque géopolitique, l’essentiel consiste à distinguer les bruits des informations qui peuvent exercer une réelle influence sur les marchés. Ensuite, notre tâche consiste à se concentrer sur les risques qui pourraient produire de profonds impacts sur les marchés, à présenter des scénarios et les associer à des probabilités de réalisation. 

Si nous indiquons à un gérant de portefeuille que la probabilité d’un événement s’élève à 10%, il peut l’ignorer parce qu’elle est trop modeste. Mais si la probabilité grimpe à 30 ou 40%, il lui faut évaluer ses effets sur les marchés en cas de réalisation. A partir de 55%, l’événement se transforme en scénario de base à partir duquel il s’agit de confronter son portefeuille. 

«Une éventuelle victoire de Donald Trump amènerait certains risques mais peut également en réduire d’autres.»

Nous présentons donc des scénarios et des probabilités avec lesquels les gérants peuvent s’ajuster.

Comment intégrer le temps dans l’évaluation, par exemple si l’on pense à une intervention de la Chine à Taiwan?

Une analyse géopolitique ne peut pas prévoir l’avenir à plus d’un an. Par ailleurs, si l’on me montre que la Chine peut envahir Taiwan dans sept ans, ce n’est pas une information pertinente pour un gérant. Enfin, le long terme est imprévisible parce que les autorités politiques prennent d’abord des décisions «ici et maintenant» de manière pragmatique. Les problèmes auxquels sera confrontée la Chine dans sept années ou ses aspirations peuvent être largement différents d’aujourd’hui et les probabilités peuvent évidemment évoluer. 

Pour prendre un exemple précis, nous avons des prévisions à un an sur la situation concernant Taiwan. La probabilité d’évènement n’est pas élevée mais il existe une fenêtre d’incertitude en cas de transition du pouvoir aux Etats-Unis. Nous estimons actuellement que le risque d’une invasion de Taiwan par la Chine est faible pour 2024. Le scénario de base est donc celui du statu quo. Le risque est plus élevé pour ce que nous appelons une escalade moyenne, laquelle se traduirait par des mesures d’intimidation qui pourraient conduire à des accidents inopinés.

Comment concilier votre approche positive à l’égard des actions chinoises et l’incertitude liée à l’autoritarisme du gouvernement?

Nous avons appris à bien connaître et comprendre le système politique chinois. Les investisseurs savent donc désormais ce qu’ils achètent.  Et ceux-ci regardent avant tout les risques et opportunités d’un point de vue financier avant de regarder les autres vertus d’un investissement. Aujourd’hui, il est incontestable que la Chine est un acteur économique majeur, toujours en croissance et que le pays a une influence économique importante, par exemple en matière de transition climatique ou par son influence sur Moscou. Les Etats-Unis s’éloignent de la Chine, mais l’Europe peut profiter d’un rôle d’intermédiaire, en maintenant le dialogue et en saisissant d’éventuelles opportunités.

Comment mesurez-vous le risque d’une élection de Donald Trump en novembre aux Etats-Unis?

Une éventuelle victoire de Donald Trump amènerait certains risques mais peut également en réduire d’autres. Nous sommes désormais mieux informés sur les possibles impacts d’un deuxième mandat de Trump qu’en 2016 car son premier mandat peut servir de guide. La nouvelle administration Trump serait par ailleurs probablement mieux préparée que la première. Nous pouvons par exemple nous référer au livre de Robert Lighthizer «No Trade is free», lequel présente une ébauche de ce que Donald Trump mettrait en œuvre sur le plan commercial.

Prenons l’exemple des droits de douane. Nous savons que Donald Trump a pour objectif d’introduire des droits de douane sur tous les pays avec lesquels les Etats-Unis présentent un déficit commercial. Nous pouvons établir une liste de ces pays et préparer un catalogue des produits que ces pays devraient négocier avec les Etats-Unis afin d’évaluer leur risque d’être pénalisés. Il en ressort que de nombreux pays asiatiques seraient probablement bien protégés même s’ils ont un excédent avec les Etats-Unis parce qu’ils peuvent arguer de l’avantage à traiter avec eux plutôt qu’avec la Chine. Par contre, les pays européens pourraient davantage être pénalisés.

Quels risques Donald Trump pourrait-il réduire?

Dans le cas de la guerre en Ukraine, si l’administration Trump tentait de négocier un cessez-le-feu, la Russie et les Etats-Unis pourraient se rapprocher à nouveau. Le risque diminuerait d’assister à un partenariat plus important entre la Russie, la Chine, l’Iran et la Corée du Nord.

«En France, l’incertitude persistera jusqu’aux élections, mais je ne prévois pas d’instabilités majeures même si la conduite de la politique en France devrait en pâtir.»

Où se situent les plus grandes incertitudes et les plus grands risques?

Les grands risques géopolitiques sont bien connus. Une détérioration en Ukraine et le risque d’une escalade au Proche Orient sont clairement identifiés. La situation entre Israël et l’Iran est tendue et pourrait encore se détériorer. Notre scénario reste celui d’un déclin maîtrisé des relations entre les Etats-Unis et la Chine, mais les détériorations peuvent être rapides. Un autre risque s’est accru ces derniers mois, celui de la Corée du Nord, qu’il faut maintenant considérer sérieusement, ce qui n’était pas le cas depuis longtemps. Certaines sources s’inquiètent d’une attaque de la Corée du Nord sur la Corée du Sud. Etant donné le rôle croissant de la Corée du Sud dans les marchés, une telle offensive ne manquerait pas de les perturber.

En termes d’incertitudes, la question porte aussi sur l’avenir de la protection des alliés américains en cas de victoire de Donald Trump. Mais c’est davantage une incertitude qu’un risque.

Est-ce que le risque français augmente durablement? Est-ce que la hausse du spread s’installe à long terme entre les dettes allemande et française? 

En France, l’incertitude persistera jusqu’aux élections, mais je ne prévois pas d’instabilités majeures même si la conduite de la politique en France devrait en pâtir. Les institutions françaises sont solides et la mise en place de politiques disruptives serait très compliquée.

En France, le président dispose de pouvoir étendus. Jusqu'à la fin de son mandat, celui-ci continuera de représenter la France sur les thèmes importants que sont la défense, la politique étrangère et l’UE.

En cas de majorité relative du RN, sachant que la France devra financer son budget pour 2025, ne craignez-vous pas une réaction semblable à celle qui a conduit Liz Truss au Royaume-Uni?

Le contexte était très différent avec Liz Truss. Ses propositions ont été faites après des années de difficultés politiques. Le cas de la France n’est pas comparable. Cela arrive après des élections européennes qui habituellement ont peu de conséquence au niveau national. Cette surprise provoque logiquement de la nervosité sur les marchés, mais je ne crois pas qu’elle perdurera. Nous sommes dans un monde marqué par une augmentation du protectionnisme, des subventions étatiques, des politiques industrielles et finalement des politiques de défense. Tous les états devront dépenser davantage et les réalités budgétaires resteront difficiles. L’espoir que nous revenions à une époque marquée par la réduction de la dette publique s’amenuise.

Vous estimez que nous assisterons à une augmentation des «guerres chaudes». Ces événements peuvent être considérés comme des cygnes noirs. Comment intégrez-vous les cygnes noirs dans votre approche?

Par définition, nous ne pouvons pas les intégrer les «cygnes noirs» dans un modèle car les cygnes noirs sont précisément des évènements imprévisibles. Dès que nous pensons anticiper un cygne noir, il perd cette qualification. La pandémie n’était pas un cygne noir. De même, l’attaque du Hamas lors du 7 octobre n’était pas prévisible même si chacun observait l’existence des tensions entre Israël et l’Iran.

Est-ce qu’une offensive de la Russie en Moldavie serait un cygne noir?

Cet événement fait partie d’un scénario négatif de la guerre en Ukraine. Mais il n’est pas probable en 2024, ni d’ailleurs en 2025 compte tenu du déroulement des événements sur le plan militaire.

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