Trades de base: jusqu’ici tout va bien

Axel Botte, Ostrum AM

4 minutes de lecture

La réglementation financière a toujours des conséquences inattendues.

Alors que des règles plus strictes ont contraint les banques à réduire leurs activités de marché, des entités moins réglementées, comme les hedge funds et les arbitragistes, ont pris le relais et sont devenues essentielles au fonctionnement des marchés. Les trades de base font le lien entre le marché obligataire, les contrats à terme sur obligations et le marché du repo. Dans ce contexte, il paraît certain que le débouclement forcé de ces expositions aurait des conséquences sur la stabilité financière et potentiellement sur les perspectives économiques.

Les Banques centrales et les régulateurs s’inquiètent souvent des conséquences possibles de paris univoques et d’un effet de levier excessif dans le système financier. Cependant, lorsque la réglementation se durcit à une extrémité du système financier, les risques ressurgissent à l’autre extrémité. À la suite de la crise financière de 2008, la réglementation a réduit l’incitation des banques à participer activement au marché obligataire. Les hedge funds et les arbitragistes ont pris le relais des banques et sont devenus des apporteurs de liquidités essentiels sur le marché des bons du Trésor américain. Leur rôle s’est encore élargi depuis le début du resserrement quantitatif de la Fed. Dans cet article, nous évoquons les trades de base, la courroie de transmission entre le marché obligataire et le produit dérivé, sur laquelle se penchent actuellement le régulateur et les autorités monétaires.

L’effet de levier caché

Les crises financières ne surviennent pas lorsque les paris risqués tournent mal, mais lorsque les actifs perçus comme «sans risque» sont sous pression et, que temporairement, ils ne peuvent plus être considérés comme valeur refuge. Les actifs sûrs comme les bons du Trésor américain peuvent devenir des sources de stress comme en mars 2020 avec le Covid, lors de la crise des Gilts au Royaume-Uni, il y a un an, ou l’effondrement de la Silicon Valley Bank, au printemps dernier. Le changement de paradigme qui s’ensuit se répercute sur le système financier, provoquant des perturbations dans les échanges de titres, puisque tous les actifs financiers risqués sont évalués à partir des obligations sans risque. En d’autres termes, les bons du Trésor sont une brique essentielle du système financier. En conséquence, une crise financière resserrerait les conditions de crédit et agirait défavorablement sur la croissance économique.

Le marché des obligations du Trésor américain a quintuplé depuis 2008, pour atteindre aujourd'hui 25’000 milliards de dollars.
Parier sur la base

La Banque des règlements internationaux et les économistes de la Fed ont mis en lumière une augmentation rapide des engagements des hedge funds sur le marché des obligations du Trésor américain sous la forme de trades de base. Un pari sur l’évolution de la base consiste à arbitrer des contrats à terme et des obligations et à tirer profit du faible différentiel de prix entre les deux instruments financiers, en utilisant de l’effet de levier. Les hedge funds vendent les contrats à terme et achètent les obligations au comptant qu'ils peuvent vendre à la contrepartie à l'échéance du contrat à terme. Cette base est réduite sur les Treasuries; les spéculateurs doivent donc utiliser l'effet de levier pour atteindre des rendements élevés.

Bien qu’il soit difficile de déterminer l’ampleur de l’exposition agrégée sur ces trades de base, les positions vendeuses de futures des fonds à effet de levier paraissent démesurées. La Commodity Futures Trading Commission compile des données sur le positionnement des contrats à terme sur obligations réparties par catégories d'acteurs du marché, notamment les hedge funds, les gérants d'actifs et les primary dealers (spécialistes en valeurs du Trésor). Une position vendeuse ne reflète pas nécessairement un pari sur l’évolution de la base : elle peut être utilisée pour couvrir le risque de taux d'intérêt sur une obligation crédit, mais, selon toute vraisemblance, la situation actuelle va bien au-delà des besoins de couverture. Les économistes de la Fed affirment que ces trades de base constituent un risque pour la stabilité financière. La BRI souligne le risque de dislocation des marchés.

Dans ce contexte, les arbitragistes jouent un rôle essentiel dans le fonctionnement du marché des obligations du Trésor américain. Ils assument le risque de liquidité (c’est-à-dire qu’ils assurent la liquidité du marché) et contribuent à réduire les écarts de prix le long de la courbe des taux. Sans ces intermédiaires, il serait plus coûteux d’emprunter pour le Trésor américain et plus difficile d’investir pour les investisseurs finaux.

En outre, le marché des obligations du Trésor américain a quintuplé depuis 2008, pour atteindre aujourd'hui 25’000 milliards de dollars. Entre-temps, les primary dealers, un groupe de 24 banques qui négocient directement avec le Trésor américain, ont réduit leurs activités de tenue de marché, par suite de la nouvelle réglementation bancaire les dissuadant de détenir des obligations. Pendant des années, la Réserve fédérale a comblé le vide avec plusieurs programmes d’assouplissement quantitatif, mais elle fait aujourd’hui marche arrière, car l’inflation élevée requiert une politique monétaire plus restrictive. En outre, ces achats de la Fed ne fournissaient pas de liquidité quotidienne sur le marché secondaire, mais retirent les titres du marché. D’autres acteurs du marché, notamment les hedge funds, les arbitragistes et, plus généralement, les comptes spéculatifs, ont saisi l’opportunité pour profiter des écarts de liquidité.

Le taux SOFR, taux de référence sur le marché monétaire américain, est jusqu’à présent resté proche du taux directeur de la Fed.

Des poches d’illiquidité sont donc apparues sur le marché du Trésor américain. Les spreads «off-the- run/on-the-run», qui mesurent la différence de prix entre l’ancienne obligation de référence et le titre le plus liquide actuellement, ont augmenté depuis la fin des politiques d’assouplissement quantitatif. Une volatilité plus élevée a probablement accentué ces écarts de prix, ce dont les arbitragistes cherchent à tirer profit. Le spread sur la première obligation off-the-run n’est que de 1 ou 2 points de base en moyenne.

Risque moral

Compte tenu du recours à l’effet de levier dans les trades de base – induit par un achat au comptant d’obligations financé sur le marché des pensions – le risque d’aléa moral est présent. Les acteurs du marché pourraient penser que la Fed interviendrait pour apaiser les tensions sur le marché du repo en cas de problème, comme ce fut le cas en septembre 2019. La liquidiation de trades de base a probablement joué un rôle dans la phase de dislocation du marché en mars 2020. Ce filet de sécurité implicite encouragerait une plus grande prise de risque sur ces transactions. Préserver la stabilité financière requiert souvent de décourager la prise de risques excessifs.

Ce type de pari peut tourner court si les banques réduisent leurs risques en période de tensions sur les marchés et diminuent les prises en pension. Lorsque le financement des pensions se raréfie et se renchérit, les arbitragistes auront le choix de conserver leur exposition devenue moins profitable ou de la liquider, entraînant des conséquences possibles sur d'autres marchés financiers.

Le taux SOFR, taux de référence sur le marché monétaire américain, est jusqu’à présent resté proche du taux directeur de la Fed. Le marché est sans doute protégé par la facilité de repo permanente de la Fed, qui lui permet d’acheter des bons du Trésor auprès des banques en période de tensions sur les liquidités. Bien que les hedge funds n’aient pas accès à cette facilité, l’écosystème du marché monétaire est globalement plus sûr.

L’angle réglementaire

La Securities and Exchange Commission (SEC) a proposé de nouvelles règles. Les fonds spéculatifs et les intervenants opérant sur le marché du Trésor pourraient être tenus de s'inscrire en tant que «dealers», ce qui renforcerait la supervision de leurs activités de négociation. Ces nouvelles exigences réglementaires ont probablement peu de chance d’être adoptées. Les hedge funds feraient pression contre une telle supervision, arguant du fait que leur rôle entre le marché obligataire et les produits dérivés est devenu essentiel au fonctionnement des marchés.

A lire aussi...