Crazy Rich Asians

Kenneth Rogoff, Université de Harvard

3 minutes de lecture

Le véritable choc provoqué par le film Crazy Rich Asians résidera dans la découverte de l’immense richesse qu’ont atteinte certaines régions d’Asie.

© Keystone

Dans l’inattendu film à succès Crazy Rich Asians (basé sur un roman de Kevin Kwan paru en 2013), une professeur d’économie à l’Université de New York se rend à Singapour avec son petit ami pour rencontrer sa famille. Elle y découvre que son compagnon (Nick) est l’héritier de l’une des plus grande fortunes d’Asie, et que la mère du jeune homme n’entend pas laisser son fils épouser une femme aussi ordinaire, qu’elle soit ou non asio-américaine.

En partie grâce à son formidable casting entièrement asiatique (grande rareté), et notamment parce qu’il rappelle les premières heures des grandes comédies romantiques, le film a suscité un immense buzz. Peut-être même vaudra-t-il un Oscar depuis longtemps mérité à l’actrice Michelle Yeoh (héroïne de Tigre et Dragon), qui joue le rôle de la mère à la fois très stricte et aimante.

Mais l’œuvre met également en lumière Singapour, ville peu connue de la majorité des Occidentaux. Pour certains observateurs, le véritable choc provoqué par le film résidera dans la découverte de l’immense richesse qu’ont atteinte certaines régions d’Asie.

Singapour se positionne aujourd’hui
au niveau du Danemark sur le plan économique.

Pour prendre la mesure de l’ascension stratosphérique de cette cité-État insulaire, il suffit de comparer la métropole étincelante de Crazy Rich Asians avec le village de pêcheurs et ses cabanons dans la comédie classique de 1940 En route vers Singapour, avec Bing Crosby, Dorothy Lamour et Bob Hope. Cette comparaison permet de comprendre facilement comment la fictive famille Young est devenue richissime en investissant très tôt dans l’immobilier. Forte d’une production annuelle d’environ 325 milliards de dollars en 2017, et abritant 5,6 millions d’habitants, Singapour se positionne aujourd’hui au niveau du Danemark sur le plan économique (avec toutefois une population plus diverse).

Et la comparaison est plutôt flatteuse, puisque le Danemark se classe généralement au plus haut des sondages mondiaux sur la qualité de vie. Singapour ne redistribue pas les revenus aussi massivement qu’au Danemark, préférant maintenir une imposition réduite et concentrer les transferts sur les individus à faibles revenus. Pour autant, tous les citoyens ont accès à une excellente éducation et couverture santé, nombre d’entre eux étant également éligibles à des logements fortement subventionnés. Dans Crazy Rich Asians, la pauvreté est décrite (de manière assez ingénieusement et désopilante) comme un vol long-courrier en classe économique plutôt qu’en première classe.

Si les Asio-Américains saluent le film comme une importante avancée pour les acteurs asiatiques dans les grandes productions hollywoodiennes, l’œuvre suscite un vif débat à Singapour même. Bien que de nombreux Singapouriens se réjouissent que le film CRA (comme ils l’appellent) soit voué à engendrer un boom touristique, les plaintes abondent. Première critique, les personnages n’utilisent pas suffisamment de phrases en langue singlish. Deuxièmement, les importantes communautés indienne et malaisienne de la cité-État sont invisibles dans le film. Mais la population s’indigne par-dessus tout de la richesse démesurée de la famille Young, soulevant la question d’une absence d’impôts sur les successions ou les plus-values à Singapour. Comment est-il possible que Nick hérite d’autant d’argent?

La croissance devrait être supérieure à 3% en 2018,
au même niveau que la croissance américaine.

Mais la colère est peut-être moins importante que celle à laquelle pourraient s’attendre les Américains ou les Européens, sans doute parce que la classe moyenne s’en sort relativement bien dans le cadre du système unique de Singapour, clairement en phase avec l’économie de marché, mais dans lequel l’État joue un rôle majeur en termes de planification et d’investissement à long terme.

Pour les plus cyniques, cette colère serait sans doute beaucoup plus visible si les restrictions imposées aux médias n’étaient pas aussi importantes. Mais le populisme observé aux États-Unis et en Europe constitue en grande partie la conséquence d’un ralentissement de la croissance, qui a notamment impacté les revenus de la classe moyenne, et qui a été exacerbé par la crise financière. Or, bien que la croissance ait également ralenti à Singapour, la cité-État soutient avantageusement la comparaison par rapport à l’Europe. D’après les prévisions de l’Autorité monétaire de Singapour, la croissance devrait être supérieure à 3% en 2018, au même niveau que la croissance américaine, ce que jalousent actuellement les économies développées.

La réussite de Singapour s’avère d’autant plus remarquable que la proximité géographique avec l’équateur est généralement synonyme de faible croissance et de pauvreté. Or, Singapour se situe quasiment sur l’équateur (dans une scène improbable de Crazy Rich Asians, Nick et Rachel sont transportés depuis l’aéroport dans une Jeep décapotable). Les économistes qui étudient la croissance en viennent presque aux mains lors des conférences sur la question de savoir si les «institutions» ou la «culture» importeraient davantage que la croissance, les deux camps évoquant l’exemple de Singapour, qui a hérité à la fois des institutions anglaises et des éléments de la culture chinoise.

Espérons que l’Asie jouera désormais un plus grand rôle dans la culture hollywoodienne, et que davantage de films feront intervenir des locaux et acteurs asiatiques. Produit pour seulement 30 millions de dollars (le film Avengers: Infinity War de Disney a coûté en comparaison 300 millions de dollars), Crazy Rich Asians a déjà rapporté plus de 200 millions de dollars à travers le monde.

Ces chiffres sont impressionnants pour n’importe quel long métrage, mais sans doute encore davantage pour un film qui débute par une leçon sur la théorie des jeux. Dans la toute première scène, Rachel prend l’exemple du poker pour illustrer un concept devant une classe nombreuse et captivée, et devant un assistant d’enseignement. Bien entendu, la plupart des cours sur la théorie des jeux impliquent beaucoup de mathématiques autour des relations stratégiques, plus que de jeux à proprement parler. Mais il est toujours possible de s’amuser. Comme beaucoup le savent, le professeur Avinash Dixit de l’Université de Princeton utilise des séquences de films tels que Docteur Folamour pour illustrer des concept clés.

Peut-être Hollywood utilisera-t-elle un jour Crazy Rich Asians pour illustrer des concepts majeurs concernant une région qui se distingue comme la plus grande success story économique des dernières décennies, et sur laquelle de nombreuses autres histoires restent à raconter.

Traduit de l’anglais par Martin Morel

Copyright: Project Syndicate, 2018.

www.project-syndicate.org

A lire aussi...