La Fed sera très prudente avant d’abaisser ses taux ces prochains mois

Yves Hulmann

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Jeffrey Sherman, deputy CIO de DoubleLine, ne pense pas que la dette américaine sera un problème sérieux en 2024 – mais c’est un risque qui est reporté à plus tard.

Comment faut-il analyser les risques liés à l’endettement qui continue d’augmenter aux Etats-Unis alors qu’une baisse des taux ne se profile pas à court terme du côté de la Fed? Eléments de réponse avec Jeffrey Sherman, directeur adjoint des investissements («deputy CIO») chez DoubleLine, une société américaine spécialisée dans la gestion obligataire. Il gère aux côtés de Jeffrey Gundlach le SICAV appelé DoubleLine Global Diversified Credit qui est proposé en Europe.

Comment analysez-vous les perspectives pour l’économie américaine comparées à celles de l’Europe et de l’Asie?

L’économie américaine est le moteur de l’économie mondiale actuellement. L'économie mondiale évolue en fonction de la situation des États-Unis. Les Etats-Unis sont dans une situation favorable: la croissance du PIB y reste soutenue, tandis que l’inflation continue de refluer. La croissance en termes réels demeure donc élevée.

La bonne tenue de l’économie américaine n’est-elle pas justement aussi un facteur de risque pour les marchés? Les créations d’emplois en mars ont été par exemple largement supérieures aux attentes des économistes.  

Bien sûr, de tels chiffres, comme ceux du marché du travail, obligent la Fed à être prudente et peuvent la rendre plus hésitante à abaisser ses taux directeurs. Il est toujours très gênant pour une banque centrale de commencer à abaisser ses taux directeurs… avant d’être ensuite obligée de les remonter quelques trimestres plus tard. Il est certain que la Fed réfléchira à deux fois avant d’entamer un premier mouvement de baisse de ses taux. Actuellement, deux aspects sont à mon avis déterminants: d’une part, l’évolution de la consommation, car celle-ci est décisive pour l’ensemble de l’économie. D’autre part, celle les salaires. Dans un marché de l’emploi qui reste relativement tendu et avec une inflation qui s’atténue mois après mois, les salaires réels continuent de s’améliorer sur 12 mois. C’est une zone optimale, à savoir une économie qui croît mais sans surchauffe. Quant à savoir si le marché du travail aux Etats-Unis est actuellement trop solide ou non pour que la Fed puisse abaisser ses taux ultérieurement, il est difficile de l’évaluer. Ce qui est sûr, c’est que les marchés intègrent déjà pleinement dans leurs prix ce scénario «Boucle d’or» («Goldilocks») actuellement, ce qui se traduit aussi par le risque de succomber à un optimisme excessif.

«Les marchés intègrent déjà pleinement dans leurs prix le scénario «Boucle d’or» actuellement, ce qui se traduit aussi par le risque de succomber à un optimisme excessif.»

Considérez-vous que les valorisations soient actuellement excessives sur les marchés des actions?

Depuis début novembre 2023, un fort rallye s’est mis en place pour plus ou moins toutes les catégories d’actifs, porté par la perspective d’une baisse des taux en 2024. Et tout le narratif autour du potentiel de l’intelligence artificielle (IA) et de son impact sur la productivité y a aussi largement contribué. En termes de valorisations, il n’y a pratiquement plus rien qui soit bon marché aujourd’hui.

Les réductions graduelles des attentes de baisses des taux du côté de la Fed ne risquent-elles pas de mettre tôt ou tard les marchés sous pression?

Jusqu’à maintenant, cela n’a pas été le cas pour les marchés des actions. Néanmoins, si l’on observe qu’en décembre 2023, le consensus des marchés portait sur 6 baisses de taux par la Fed, avant que ces attentes ne soient ramenées à seulement 1½ baisses maintenant, cela finira par avoir des implications sur les marchés. On est passé d’un scénario de «soft landing» à «no landing», soit plus d’atterrissage du tout. Si la Réserve fédérale américaine abaissait ses taux directeurs trop vite, elle prendrait le risque de ré-allumer la mèche, qui relancerait l’ensemble de la machine. Une nouvelle hausse des coûts de l’emprunt pourrait alors ensuite créer à nouveau de l’instabilité. C’est pourquoi, je pense que la Fed sera vraiment très prudente avant d’abaisser ses taux au cours des prochains mois.

Comment se traduit la situation actuelle sur le plan macroéconomique pour le marché du crédit?

L’autre conséquence du narratif dominant au sujet du «Goldilocks» est que les spreads de crédit se sont resserrés à un très faible niveau. En soi, c’est une chose positive pour les entreprises et les investisseurs. Le risque, c’est que beaucoup d’entreprises soient mal préparées à affronter ultérieurement ce que l’on appelle le «maturity wall», à savoir qu’un grand nombre d’emprunteurs soient obligés de refinancer leur dette à des coûts plus élevés dans un délai restreint, ce qui ne serait pas sans douleur.

«Il est toujours très gênant pour une banque centrale de commencer à abaisser ses taux directeurs… avant d’être ensuite obligée de les remonter quelques trimestres plus tard.»

Redoutez-vous une hausse du nombre de défauts de paiement?

Pour évaluer si les défauts de paiement tendent à augmenter ou non, il faut toujours regarder du côté du quartile inférieur de la qualité des emprunts contractés. Quand vous observez une augmentation des retards de paiement ou l’absence de remboursement dans des segments tels que les cartes de crédit, les emprunts étudiants ou des difficultés de paiement lors d’achats de véhicules à crédit, cela fournit des indices importants. C’est usuellement en regardant au bas de l’échelle que vous voyez s’il y a une détérioration ou non de la situation.

Y a-t-il des signaux qui vont dans ce sens?

On n’en est pas encore là. Néanmoins, il faut être conscient qu’une augmentation des coûts de l’emprunt, qui résulte de la hausse des taux d’intérêt, finit tôt ou tard par avoir des effets sur une partie des emprunteurs et sur certains segments de l’économie. Jusqu’en 2021, les gens pouvaient emprunter de l’argent presque gratuitement. Maintenant, ce n’est plus le cas. Cela se traduit par des fissures dans certains segments de l’économie. Bien sûr, si la Fed abaisse ensuite ses taux directeurs, cela permettra à de nombreux individus et entreprises de se refinancer à des taux plus avantageux. Pour l’instant, nous n’en sommes pas encore là.

Comment s’adapter à cette situation en tant qu’investisseur?

La question est toujours de savoir de quelle manière vous êtes rétribué pour les risques que vous prenez. Il y a six mois, vous obteniez un rendement plus élevé pour les risques que vous preniez que maintenant. Entretemps, les primes de risque ont diminué, les investisseurs sont donc moins bien rémunérés pour les risques encourus. 

Dans l’ensemble, nous sommes disposés à prendre un peu plus de risque dans certains domaines.  Pourtant, grâce aux rendements attractifs disponibles dans les obligations «Investment Grade», l’équipe d’investissement n’a consacré que 4% du portefeuille de Global Diversified Credit à des titres qui se situent en dessous de la qualité de degré investissement. Et nous serions contents de descendre en dessous du niveau IG, du moment que nous sommes rémunérés correctement pour cela.

«Dans l’immobilier commercial, il est possible de trouver des titres avec une notation IG qui offrent des rendements de l’ordre de 7%.»

Y a-t-il des secteurs en particulier qui vous paraissent intéressants à suivre actuellement?

Dans le secteur de l’immobilier commercial, par exemple, vous trouvez actuellement des titres à des prix intéressants. Il est possible de trouver des titres avec une notation IG qui offrent des rendements de l’ordre de 7%. Et si vous descendez en dessous de la note BBB, vous pouvez même obtenir des rendements à deux chiffres en pourcent. 

Dans le segment de la dette à haut rendement («high yield»), vous obtenez, dans l’ensemble, des rendements un peu plus bas qu’en 2022 mais cela dans le contexte d’un environnement plus stable.

Que pensez-vous de la dette souveraine actuellement, en particulier aux Etats-Unis?

Le gouvernement américain dépense et dépense encore. Sans les dépenses de l’Etat, la croissance du PIB américain serait beaucoup plus faible actuellement. Et aucun des deux candidats aux élections présidentielles ne va certainement s’engager à réduire ces dépenses. Tant que l’économie croît, cela n’est pas un problème. Je ne pense pas que la dette américaine sera un problème sérieux en 2024. En revanche, si une récession devait survenir ultérieurement et qu’en même temps le gouvernement devait rembourser l’ensemble de ces dettes, alors oui, cela peut potentiellement devenir un problème. C’est un risque qui est reporté à plus tard mais pas un problème dans l’immédiat pour 2024. 

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