Le paradoxe de l’endettement – Weekly Note de Credit Suisse

Burkhard Varnholt, Credit Suisse

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Pourquoi la croissance ne stimule pas forcément les taux d’intérêt?

 

Certains investisseurs s’inquiètent de l’accumulation croissante de dettes ainsi que de l’évolution des taux d’intérêt, laquelle diverge fortement des attentes de beaucoup. Il y a pourtant des raisons à ce phénomène. Peut-être l’économie mondiale est-elle simplement plus robuste qu’elle ne le semble? Néanmoins, même une analyse rationnelle peut parfois mener dans la mauvaise voie. C’est pourquoi le dicton «Prepare, don’t predict» est pertinent, notamment dans le cas du conflit commercial actuel. Il arrive même qu’une petite étincelle déclenche un grand incendie. Mani Matter, le
compositeur de chansons en dialecte, a justement décrit les réactions en chaîne dans «I han es Zündhölzli azündt» (j’ai gratté une allumette). Écoutez par vous-même!

Pourquoi la croissance ne stimule pas forcément les taux d’intérêt

C’est peut-être la question la plus fréquente que me posent les investisseurs. Quand l’augmentation des dettes publiques et privées deviendra-t-elle un risque systémique? Faut-il s’en inquiéter? Pourquoi ne fait-elle pas grimper les taux à long terme? Autant de bonnes interrogations. Il y a près de trente ans, lorsque je rédigeais ma thèse de doctorat sur les risques systémiques des marchés financiers, j’ai appris que la plupart des crises financières et des récessions étaient déclenchées par des crises du crédit et des réactions en chaîne. Mani Matter évoquait déjà ces dernières dans sa chanson intitulée: «I han es Zündhölzli azündt» (j’ai gratté une allumette). Le graphique 1 présente des exemples de crises du crédit:

Sur son site Internet, le Fonds monétaire international montre lui aussi les niveaux d’endettement très variables à l’échelle mondiale.

Or la dette publique n’est pas la seule à augmenter, la dette globale suit la même voie (graphique 3). Souvent, les pays dont les pouvoirs publics sont fortement endettés, tels que l’Italie, affichent une dette privée relativement faible. À l’inverse, la Suisse, pourtant très riche, arrive en tête du classement mondial en matière d’endettement privé, ce qui prouve que les dettes ne sont pas forcément le symptôme d’une fragilité financière. Bien sûr, le phénomène helvétique relève d’une volonté politique: en effet, celui qui ne grève pas ses biens immobiliers d’hypothèques est pénalisé sur le plan fiscal.

Mais pourquoi l’offre croissante d’emprunts souverains n’induit-elle pas une hausse des taux à long terme? Il est pourtant prévisible que la vague des obligations d’État va encore grossir. En effet, aux déficits publics s’ajouteront la réduction annoncée des bilans des banques centrales et les déficits des institutions étatiques de prévoyance. «Quand donc les marchés vont-ils réagir à cette situation par une élévation des taux à long terme?» me demandent des investisseurs presque quotidiennement. Comme déjà évoqué, la question est justifiée.

Cela peut sembler paradoxal, mais pour dire les choses prosaïquement, c’est la règle suivante qui s’applique: les dettes n’ont pas d’importance, jusqu’à ce qu’elles en aient. En d’autres termes, un élargissement de l’offre d’emprunts est négligeable jusqu’à ce qu’il ne le soit plus. En effet, tant que les investisseurs s’attendent à ce qu’un État assure le service de sa dette, les marchés obligataires ignorent souvent les analyses de l’offre et de la demande. Jusqu’ici, l’augmentation des dettes des entreprises n’a pas non plus provoqué de hausse des taux d’intérêt. Ironiquement, la stabilité financière du secteur privé est encore meilleure aujourd’hui qu’il y dix ans en dépit d’un endettement supérieur. Cette observation est souvent déformée par la focalisation unilatérale sur le gonflement des dettes en valeur absolue. Les deux graphiques ci-dessous illustrent ce phénomène. Le graphique 4 présente la croissance absolue des dettes des entreprises américaines. Depuis 2010, elle est passée de 6000 à 9000 milliards de dollars.

Néanmoins, dès qu’on change de perspective, les choses se présentent sous un autre jour. On voit alors que le service de la dette de nombreuses entreprises affiche les valeurs les plus faibles depuis plus de trente ans et que le rapport entre l’endettement des sociétés et les avoirs liquides aux États-Unis est même au plus bas depuis les années 1960 (graphique 5).

Pourquoi est-ce ainsi? On distingue quatre grandes raisons à cet égard. Premièrement, au cours des dernières décennies, la baisse des taux d’intérêt a été plus rapide que l’augmentation de l’endettement. Deuxièmement, de nombreux débiteurs en ont profité pour allonger la durée de leurs dettes tout en réduisant le coût de celles-ci. Dans les années 80 et 90 par exemple, les dettes à courte terme des entreprises représentaient en moyenne 45% de leur engagement total, contre 25% environ aujourd’hui. Les dettes à long terme jouent un important rôle stabilisateur. Troisièmement, les  banques affichent aujourd’hui, dans le monde entier, les taux de fonds propres les plus élevés depuis 45 ans. En cas de réaction en chaîne imprévue, cette capacité financière n’attiserait pas le feu mais permettrait d’amortir le risque. Quatrièmement, la solide économie mondiale, en stimulant la hausse des revenus des ménages privés et publics, a également favorisé la stabilité de ceux-ci, comme le souligne notamment le dernier rapport du Fonds monétaire international (FMI) sur la stabilité financière dans le monde1.

Néanmoins, la confiance peut se perdre. Or elle est notre bien économique le plus précieux. Les réactions en chaîne n’ont rien de nouveau. Il n’est qu’à voir actuellement la situation en Italie et l’escalade du conflit commercial qui oppose les États-Unis à la Chine, à l’Europe et au Canada. Une analyse rationnelle laisse penser que les deux orages devraient se calmer étant donné la prédominance des propres intérêts économiques. C’est ainsi que s’impose l’image de la cruche qui va à l’eau jusqu’à ce qu’elle se casse ou la déclaration contradictoire selon laquelle «les dettes n’ont pas d’importance jusqu’à ce qu’elles en aient». En d’autres termes, notre analyse rationnelle et linéaire peut parfois mener dans la mauvaise voie, ou encore «improbable» ne signifie pas «impossible». Cela éclaire le sens profond du vieux dicton «Prepare, don’t predict» (préparer, ne pas prédire).

Attardons-nous encore un peu sur le thème de l’endettement public et des taux d’intérêt.

Depuis 1990, la dette publique du Japon a augmenté de 25% à 250% de sa puissance économique. Pourtant, les taux d’intérêt n’ont cessé de baisser sur la même période, mais tout simplement parce que les plus grands créanciers du pays sont sa banque nationale et ses propres institutions de prévoyance, lesquelles n’ontguère d’autre choix. La situation est un peu différente aux États-Unis. Leurs obligations souveraines remportent généralement beaucoup de succès auprès des étrangers (graphique 6), principalement les banques centrales chinoise et japonaise, qui y voient des avantages, mais ils ont, quant à eux, d’autres options également. C’est ce qui explique en partie la différence de taux avec le Japon.

Mais que se passerait-il si l’offre d’emprunts souverains américains devait augmenter fortement à l’avenir? Selon le Budget Office du Congrès (CBO), le déficit budgétaire des États-Unis devrait se creuser ces dix prochaines années d’environ mille milliards par an, soit de 12 400 milliards de dollars d’ici à 20282.

En outre, la progression du nombre de seniors dans bien des pays (graphique 8) va creuser les déficits des budgets nationaux attendus.

À noter également que la réduction des volumes d’obligations d’État détenues par les banques centrales va encore gonfler l’offre de ces titres sur le marché, laquelle devrait s’élever à 2000 milliards USD aux États-Unis (graphique 9).

Alors pourquoi cette inondation prévisible de nouveaux emprunts souverains ne fait-elle pas grimper les taux d’intérêt à long terme? La question se pose de la même manière en Europe et au Japon. Peut-être parce que les investisseurs s’attendent à ce que l’inflation reste faible? Probablement. Peut-être parce qu’ils estiment que les États pourront toujours assurer le service de leur dette dans leur propre monnaie? Probablement. Peut-être parce que les institutions de prévoyance ont peu de choix compte tenu de la pénurie de placements? Probablement. En dehors de toutes les inquiétudes justifiées concernant la dynamique de la dette à long terme des pays occidentaux, il y a également de bonnes raisons de penser, de manière paradoxale, que le niveau actuel et la croissance de cette dette ne vont pas perturber les marchés dans un futur prévisible, jusqu’à ce qu’ils le fassent.

Comment la Suisse gagne à la Coupe du monde de football

Quelle que soit l’issue du match de ce soir entre l’équipe nationale suisse et la Serbie, l’économie helvétique et la Fédération internationale du football (FIFA) comptent à coup sûr parmi les gagnants de ce grand événement mondial. En effet, les droits de retransmission télévisée d’environ 5,6 milliards de francs, qui représentent 0,7% du produit intérieur brut (PIB) de la Suisse, entrent dans ce dernier entant qu’exportation de services.

Il n’y a que deux hics statistiques dans cette particularité helvétique. Premièrement, les grandes manifestations sportives organisées à partir de la Suisse, principalement par la FIFA, l’UEFA et le Comité international olympique (CIO), n’ont lieu que tous les deux ans, d’où un gonflement et un rétrécissement artificiels du PIB tous les deux ans également. Deuxièmement, elles n’ont qu’un faible impact sur l’économie suisse, car les organisateurs sont en grande partie exonérés d’impôts et le nombre d’emplois créés grâce aux droits de retransmission télévisée est très limité.

Quoi qu’il en soit, nous nous réjouissons de continuer à regarder les beaux matchs et allons de nouveau vibrer avec la Nati ce soir!

Les allumettes de Mani Matter et le conflit commercial

Comme nous le savons tous et comme Mani Matter, le compositeur suisse de chansons en dialecte, l’a si bien exprimé: une petite étincelle peut parfois déclencher un grand incendie. Ce n’est certainement pas notre scénario de base pour le monde au second semestre 2018, mais cela nous rappelle une sentence boursière déjà évoquée: «Prepare, don’t predict» (préparer, ne pas prédire). Nous voilà prévenus. Que Mani Matter et ses merveilleux textes en soient remerciés!

Décisions actuelles du Comité de placement du Credit Suisse

En dépit d’une situation commerciale et géopolitique explosive, l’économie mondiale reste robuste et affiche même une accélération. Les actions du monde entier, mais surtout celles des pays émergents qui ont particulièrement souffert des récentes turbulences, affichent aujourd’hui les primes de risque les plus élevées de toutes les classes d’actifs. C’est pourquoi nous maintenons notre surpondération stratégique des valeurs des marchés émergents, ainsi que de celles des secteurs de la technologie, de la finance et de l’énergie. En tant qu’investisseurs, nous devons parfois nager à contre-courant. Parallèlement, nous réduisons la part des actions de la zone euro à un niveau inférieur à leur allocation dans l’indice de référence, de sorte que les titres européens que nous surpondérons en dehors de cette zone se trouvent désormais en Suisse et au Royaume-Uni également.

 

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