Il faut réformer le pacte de stabilité

Jean Pisani-Ferry, Sciences Po

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Ce Pacte est un roi nu. Tout le monde le sait, mais rares sont ceux qui osent le reconnaître publiquement. Ce silence hypocrite est économiquement toxique.

On sait depuis longtemps que les règles de ce Pacte sont d'une telle complexité que presque aucun ministre – pour ne rien dire des parlementaires – n'est capable de les déchiffrer. De nombreuses propositions de simplification sont aujourd’hui sur la table, notamment celles qui ont été avancées par un groupe d'économistes français et allemands (dont je fais partie).

La plupart de ces propositions suggèrent d'accorder moins d'importance au déficit dit «structurel» (c’est-à-dire corrigé de l’effet du cycle économique), dont l’estimation est notoirement aléatoire, et de surveiller davantage la croissance des dépenses publiques. Concrètement, chaque gouvernement devrait s'engager sur une trajectoire de dépenses cohérente avec ses perspectives de croissance économique, ses recettes fiscales attendues et un objectif de dette à moyen terme. Il y aurait moins de microgestion par les institutions européennes, des marges de manœuvre plus étendues pour les décisions nationales, et une plus grande responsabilisation de chaque gouvernement.

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Jusqu'ici, les ministres de la zone euro n'ont montré aucun appétit pour une réforme aussi radicale. Mais il existe aujourd'hui une autre raison de réformer le cadre budgétaire européen: les conditions économiques actuelles ont en effet peu de points communs avec celles qui prévalaient lorsqu'il a été conçu voici deux décennies. "Quand les faits changent, je change d'avis", disait John Maynard Keynes. De fait, les faits ont changé.

En 1997, lorsque le Pacte est entré en vigueur, le niveau médian de dette publique parmi les 11 premiers pays qui allaient bientôt adopter l’euro était de 60% du PIB, tandis que la perspective de croissance était de 3% et l'inflation de 2% (les chiffres sont arrondis par souci de simplicité). Le taux d’intérêt à long terme sans risque - celui auquel la plupart des pays de la zone euro allaient bientôt emprunter - était, lui, de 5 %. Dans ces conditions, pour stabiliser l'endettement à son niveau de 60% du PIB, il fallait maintenir le déficit public en-dessous de 3%, ou encore maintenir à zéro le solde primaire (c'est-à-dire les recettes fiscales diminuées des dépenses hors paiement d’intérêts).

Les lignes directrices du Pacte étaient pertinentes. En cas d’affaiblissement de la croissance, de baisse des recettes, ou de spéculation sur un défaut de paiement, le risque de voir la dette monter en flèche était en effet réel, comme la crise des dettes souveraines de 2010-2012 allait bientôt le montrer. Le seuil de 3 % de déficit qui entraîne l’activation d’une procédure de surveillance renforcée était pour cette raison un repère certes un peu grossier, mais raisonnablement calibré. Il était sage également de viser des déficits sensiblement inférieurs afin de conserver une marge de sécurité.

En 2019 le niveau médian de dette publique pour les mêmes 11 Etats est de 70% du PIB et, selon les prévisions du FMI, les perspectives de croissance et d'inflation sont respectivement de 1,5% et 2% (le niveau de la dette est légèrement inférieur et celui de la croissance légèrement supérieur si l'on raisonne sur tous les membres actuels de la zone euro). Certes, le potentiel de croissance a été divisé par deux par rapport à 1997. Mais un déficit à 2,5% du PIB suffit à stabiliser le taux d'endettement, ce qui n’est pas très éloigné des 3% du Pacte.

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Le vrai changement provient de l’évolution des taux d’intérêt. Fin avril, les investisseurs étaient prêts à acheter des obligations allemandes à 10 ans qui ne rapportent absolument rien. Si l'on tient compte de l'inflation, le coût réel de la dette allemande est même sensiblement négatif. Il l’est aussi, quoique dans une moindre mesure, pour la France, l'Espagne et plusieurs autres membres de la zone euro. Même l'Italie, avec une dette colossale (plus de 130% du PIB) et une croissance moribonde, a pu emprunter à 2,6 %: 2,4 points de moins qu’en Allemagne en 1997.

Dans ces conditions, une limite de déficit à 3% du PIB est en fait assez laxiste. Si le taux d'intérêt à long terme demeure proche de zéro pour encore quelques années, elle laissera les gouvernements libres d’enregistrer des déficits primaires supérieur à 2 % du PIB. Nombre de pays de l’UE pourraient être tentés d'en profiter pour financer à moindre coût des dépenses courantes. Si les conditions de financement viennent à se retourner brutalement, ils seront contraints d’ajuster leurs comptes de manière précipitée.

La Commission européenne insiste sur le fait que le seuil de 3% est une limite maximale. Les réformes décidées en 2010 ont d’ailleurs considérablement resserré les boulons du Pacte. Les pays de la zone euro sont désormais fermement invités à maintenir leur solde structurel (c'est-à-dire corrigé des effets du cycle) au voisinage de zéro, et ceux dont l'endettement dépasse 60% du PIB à le réduire.

Mais les contraintes qui en résultent sont cette fois trop fortes. L'objectif d'un déficit structurel à zéro empêche les gouvernements d'emprunter à des taux d'intérêt réels négatifs pour financer investissements et réformes. Or, comme l'a affirmé avec force Olivier Blanchard du Peterson Institute, il n'y a aucune raison économique convaincante de réduire sa dette quand emprunter ne coûte rien.

En somme, l'Europe navigue entre Charybde et Scylla. Elle ne devrait ni laisser des pays membres de l'euro financer des dépenses courantes récurrentes par la dette, ni les empêcher de profiter de taux d'intérêt durablement bas pour financer des investissements qui sont économiquement rationnels et bénéficieront aux générations futures.

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C'est pourquoi une réforme du cadre budgétaire doit être envisagée. Nul doute que les faucons de la rigueur budgétaire s’alarmeront, en particulier outre-Rhin. Mais pratiquer la prohibition sans raison valable est politiquement intenable. Comment les citoyens européens pourraient-ils accepter de rejeter le financement par la dette d'investissements dans la recherche environnementale, les énergies renouvelables, les mobilités propres et d'autres moyens de contenir le changement climatique, alors même que les conditions de financement pourraient rendre ces investissements rentables pour la collectivité ?

Cela fait longtemps que le Pacte est accusé de ne pas faire la différence entre investissement et dépenses courantes. Cette critique est recevable, à condition que l'investissement soit défini en termes économiques et non en termes comptables. C’est pourquoi l’UE devrait se mettre d’accord sur une liste d’objectifs – tels que la transition vers une économie bas carbone, un meilleur accès à l’emploi et des réformes économiques favorables à la croissance – qui justifient des dépenses publiques temporairement en excès de la règle budgétaire (sauf si, de toute évidence, le pays se trouve dans une situation financière précaire). Une telle exemption ne devrait durer qu’aussi longtemps que les taux d'intérêt à long terme se maintiennent à un niveau exceptionnellement bas. Et la règle devrait stipuler que si les taux augmentent à nouveau, les gouvernements devront diminuer les investissements, voire les interrompre.

Il est urgent de réviser les règles du cadre budgétaire européen. Les principaux partis politiques en lice pour les élections au Parlement européen devraient le reconnaître et se saisir ouvertement de la question. Au moment où la raison d’être de l'UE est elle-même en question, une politique du tabou est bien la dernière chose dont elle ait besoin.

Copyright: Project Syndicate, 2018.

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