Les pôles d’innovation qui brillent n’ont pas toujours été planifiés

Yves Hulmann

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Comparaison des clusters européens à la conférence de la SECA. Résultat: le succès d’un projet ne se décrète pas par le haut.

Zoug est parvenu en quelques années à se faire un nom dans le domaine des cryptomonnaies.

Qu’est-ce qui permet à un pôle d’innovation de réussir ou non dans un domaine d’activité donné? C’est à cette question qu’ont tenté de répondre une trentaine de spécialistes, comprenant à la fois des experts du capital-risque, des responsables de la promotion des investissements ou des fondateurs de start-up, réunis mercredi à Zurich par l’Association suisse des investisseurs en capital et de financement (SECA).

«Pas prévu au départ»

Il ressort de la conférence que les «clusters d’innovation» qui se sont développés avec succès dans un domaine donné n’ont pas toujours été planifiés d’avance comme tel. Deux exemples liés aux sciences de la vie l’illustrent. En Suisse, l’essor du parc consacré biotechnologies de Schlieren (Bio-Technopark Schlieren-Zürich), en bordure de Zurich, n’est pas né d’une décision politique, ni d’une impulsion de la promotion économique ou du soutien universités. Le parc, situé sur un ancien site industriel, abrite désormais une cinquantaine d’entreprises employant environ 2000 personnes. «Le cluster biotech de Schlieren n’a pas du tout été planifié à l’avance», a rappelé Dominik Escher, directeur de la société de capital-risque Pueos Bioventures et président de la Swiss Biotech Association depuis 2013. Auparavant, il avait fondé en 1998 la société biotech ESBATech, rachetée ensuite par Alcon pour près de 600 millions de dollars en 2009. «Il y a vingt ans, peu après avoir fondé notre société, nous avons dû quitter l’université de Zurich. Nous avons donc cherché de nouveaux locaux», relate-t-il. La société s’y est installée à l’instar de nombreuses jeunes pousses qui étaient trop à l’étroit dans les locaux de l’Université de Zurich ou de l’EPFZ.

«Si vous planifiez l’innovation, c’est le plus sûr moyen de la tuer.»

A Vienne, Martina Hölbling, directrice pour l’Europe de l’Ouest auprès de l’agence de promotion économique des investissements en Autriche, l’Austrian Business Agency (ABA), raconte une histoire en partie similaire à propos de l’essor du Vienna Biocenter, un site où sont désormais basées plusieurs entreprises actives dans les sciences de la vie dans la capitale autrichienne. L’impulsion initiale est venue d’un ancien professeur, ayant ensuite rejoint le gouvernement autrichien, qui avait un intérêt marqué pour les sciences de la vie. «Aujourd’hui, le site est constitué d’un énorme campus, comprenant aussi des incubateurs et de nombreuses start-up, etc. Mais cela n’avait pas été planifié au départ. Le projet a grandi de manière organique», explique la responsable d’ABA.

Le succès des « clusters d’innovation » résulte-t-il alors du simple hasard? Gary Whitehill, un «serial entrepreneur» américain et qui se décrit aujourd’hui volontiers en tant que «futurologue», n’hésite pas à affirmer que «si vous planifiez l’innovation, c’est le plus sûr moyen de la tuer». Il juge «stupide» d’essayer de recréer d’autres «Silicon Valley» ailleurs. Pour autant, «le processus d’innovation ne résulte pas complètement du hasard», nuance-t-il. Selon l’auteur de nombreux ouvrages, l’innovation est un «art social». «L’innovation est d’abord faite par des gens. Ce sont des gens qui développent des produits, puis ce sont des gens qui les achètent.» C’est pourquoi l’innovation est un phénomène social, pas seulement le résultat de la recherche scientifique.

Des «clusters» réunissant plusieurs secteurs

Si certains pôles d’innovation réussissent en se concentrant sur une seule activité, d’autres sites parviennent à profiler comme des aimants à start-up actives dans plusieurs domaines d’activités distincts. C’est le cas de Berlin. La capitale allemande bénéficie de l’effet favorable de Zalando qui se répercute favorablement sur d’autres secteurs, observe Alex Stocker, partenaire auprès de la société btov Partners. «Berlin est devenue le hotspot en Allemagne pour ce qui est lié à Internet. Mais pas seulement. Beaucoup de sociétés actives dans la fintech se sont par exemple installées à Berlin, alors qu’on aurait pu attendre un tel développement plutôt à Francfort», observe-t-il.

Zoug bénéficie d’un écosystème très spécifique

Dans un secteur d’activité proche, Zoug est parvenu en quelques années à se faire un nom dans le domaine des cryptomonnaies et de la technologie des chaînes de bloc («blockchain»). «Parmi les quelques 800 membres que compte la Crypto Valley Association figurent environ 400 entreprises. La plupart d’entre elles sont à Zoug», souligne Heinrich Zetlmeyer, partenaire général chez Blockchain Valley Venture, une société qui investit dans des jeunes pousses situées en phase initiale de développement. Pourquoi une telle concentration Zoug? Aux yeux du spécialiste, cela tient avant tout à la qualité de l’«écosystème» qui réunit non seulement des spécialistes de ces technologies mais aussi des avocats, des cabinets d’audit (y compris ceux des «big four»), des conseillers en fiscalité ainsi que des politiciens favorables aux développements dans les crypto-monnaies. Et que manque-t-il? «Paradoxalement, le soutien des banques. C’est pourquoi, de nombreuses start-up actives dans la blockchain vont vers des banques au Liechtenstein», souligne-t-il.

La proximité des sources de financement est un atout

L’innovation est bien sûr aussi une affaire de financement, s’accordent les participants de la conférence de la SECA. A la question de savoir si le financement de projets via l’émission de jetons numériques, ou ICO («initial coin offering»), peut aussi apporter une contribution importante à l’innovation, l’expert de la crypto-vallée zougoise pèse le pour et le contre. «Les ICO ont l’avantage d’être plus rapides et d’apporter plus d’argent. Le point négatif est que beaucoup de fondateurs de start-up ne savent pas quoi faire quand ils reçoivent soudainement plusieurs dizaines de millions», observe Heinrich Zetlmayer. Il plaide dès lors pour un modèle «mixte» où les jeunes pousses se financeraient d’abord via du capital-risque «early stage» lors de leur phase de développement initiale, avant de recourir ensuite à des ICO pour financer l’étape suivante de leur croissance.

«Le risque est que l’Europe deviennent un immense incubateur
pour des technologies que d’autres vont ensuite utiliser.»

En matière de financement, plusieurs des participants à la conférence ont souligné l’importance de pouvoir compter sur des sources de financement proches. Comme l’a mentionné Admir Trnjanin, associé chez BlueOrchard Finance, les pôles d’innovation en Europe n’ont – contrairement à la Silicon Valley – pas toujours la chance de pouvoir compter sur la présence de fonds de capital-risque situés à proximité. Et de citer l’exemple du site de recherche de Sophia Antipolis dans le sud de la France. «Vous avez un excellent pôle de recherche près de Nice. Mais pour trouver un financement, il est nécessaire d’aller à Paris pour chercher des investisseurs», relève-t-il. 

En l’absence d’une meilleure collaboration entre la finance et la recherche et entre les différents pôles d’innovation en Europe, le Vieux Continent risque de prendre du retard sur ses concurrents. «Le risque est que l’Europe deviennent un immense incubateur pour des technologies que d’autres vont ensuite utiliser», avertit de son côté Vladimir Bilek, responsable suppléant d’une unité chargée de favoriser l’innovation auprès de la Commission européenne.