Les interdictions sont-elles vraiment dépassées?

Martin Neff, Raiffeisen

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Le secteur technologique prend le pouvoir sur notre société sous nos applaudissements.

Je me suis récemment rendu à Constance (D) en famille. Spontanément, nous avons eu l’idée de faire un cadeau modeste mais symbolique à nos amis qui nous avaient invités pour le souper et avons jeté notre dévolu sur un ticket de loterie. Nous nous sommes donc rendus au kiosque dans l’idée de demander à notre petit dernier de 11 ans de cocher le ticket et d’être ainsi le porte-bonheur potentiel. Mais cette initiative a tourné court, car les jeux de hasard sont apparemment dans le viseur des autorités en Allemagne. 

La bureaucratie à l’assaut des théâtres d’opérations secondaires

Lorsque la kiosquière a compris que nous projetions de faire remplir le ticket de loterie par le «petit», elle nous a littéralement remonté les bretelles: «Ce n’est pas possible, les jeux d’argent sont interdits aux mineurs»! Nous avons eu beau lui faire remarquer que nous avions l’autorité parentale, cela n’a rien changé à son refus catégorique. Si un policier du commerce venait à passer et voyait comment le petit remplit le ticket, elle risquerait une sérieuse amende, nous a précisé la kiosquière. Nous avons trouvé une solution pragmatique, puisque ma femme est ressortie du kiosque où notre fils lui a dicté les chiffres qu’elle a ensuite notés sur le ticket. Mais cette aventure ne s’arrête pas là. De retour dans le kiosque, je réalisais que quelques tirages ne sont pas vraiment bon marché et faute d’espèces suffisantes, je présentais ma carte de crédit. C’est alors que je me retrouvais face à un nouveau problème. Les cartes de crédit ne sont pas (plus) acceptées en Allemagne pour le paiement des jeux d’argent, quels qu’ils soient. Nous avons donc laissé tomber et avons opté pour un cadeau conventionnel. 

Quiconque réclame aujourd’hui une réglementation,
défend généralement une cause perdue.

Cette histoire est tout de même curieuse, car à, l’époque où il n’y avait pas encore de casinos en Suisse, Constance faisait un peu figure de petite Las Vegas pour de nombreux Suisses. Que doit-on dès lors penser de tout cela, ne s’agit-il pas d’un excès de bureaucratie? Dans un même temps, les mendiants abondent à Constance, bien que la mendicité et le colportage soient interdits par décret législatif. 

Capitulation face à la numérisation

Quiconque réclame aujourd’hui une réglementation, défend généralement une cause perdue. La déréglementation est en effet le grand mot d’ordre de la période économique actuelle et comme nous l’expliquions récemment dans cette chronique, la crise financière n’y a rien changé et Donald Trump s’efforce déjà de desserrer l’étau autour des établissements financiers. Le néolibéralisme l’a de toute façon emporté sur l’interventionnisme public dans le sillage de la mondialisation. La concurrence générerait le meilleur résultat économique. Or le marché tant vanté n’a pas produit l’apurement espéré et des équilibres stables. Il y a certes eu moins de récessions qu’avant, mais plus de crises financières ou de la dette. Parallèlement, la répartition des revenus et de la fortune est devenue plus inégale. 

Depuis la crise financière de 2008, les signaux du marché ont été quasiment annihilés par la politique monétaire ou émettent sur des fréquences tellement nouvelles et inhabituelles que pratiquement personne ne les comprend. La politique monétaire a peut-être été en mesure d’éviter la destruction ou simplement de la freiner, mais elle n’est en rien constructive. En tant que régulateur, elle agit tout au plus sur le secteur financier, mais peu sur l’économie réelle et encore moins sur le marché de la numérisation qui échappe à tout contrôle. Tantôt surréglementé, tantôt négligé. Parallèlement, la Silicon Valley s’efforce par tous les moyens d’accentuer notre addiction numérique dans son propre intérêt. Et ce n’est pas fortuit, mais systématique.

Couci-couça

Zoug (ZG), juillet 2018. A la piscine, on m’interdit de prendre des photos (de mon fils). Ce serait interdit. J’en avais déjà rendu compte ici. C’est une bonne idée en soi, pour des raisons de protection des données et de la personnalité, mais c’est également un théâtre d’opérations secondaire, qui se caractérise surtout par son incohérence. Car à Romanshorn (TG), le directeur cantonal de l’éducation a constaté cette semaine que «le portable serait aujourd’hui une partie de la personnalité». La France qui aurait prononcé une interdiction totale dans les écoles appliquerait un semblant de solution. La gestion du portable est en effet plus souple dans les écoles suisses. Certaines écoles appliquent même le «bring your own device», ce qui signifie que les élèves de niveau moyen doivent même venir avec leur portable. 

Tantôt autoriser, tantôt interdire envoie de mauvais signaux.

Le portable devient en quelque sorte un outil pédagogique. Il ne fait aucun doute que notre jeunesse doit pouvoir évoluer avec aisance dans un quotidien numérique, comprendre ce qu’est un LAN ou comment fonctionne la propre connexion WLAN. Mais doit-on se rendre quotidiennement à l’école en voiture pour comprendre comment fonctionne un moteur à combustion? Ne pourrait-on pas faire autrement en ce qui concerne la numérisation et surtout avec un minimum de coordination? Tantôt autoriser, tantôt interdire envoie de mauvais signaux. 

Anti-autoritaire

Il est à craindre que les aspects aujourd’hui négligés doivent tôt ou tard être radicalement corrigés. On débouche alors sur des situations comme à Constance, totalement absurdes et d’une rigueur toute formelle. Pendant ce temps, les jeunes misent des sommes beaucoup plus importantes en jouant au poker sur Internet. Que fait le policier du commerce pour y remédier? Les hésitations des régulateurs s’expliquent malheureusement par le fait que nous les consommateurs sommes convaincus qu’un portable est en quelque sorte un bien de première nécessité. On peut dire que la Silicon Valley a fait du bon travail à cet égard. 

La difficulté à mettre en œuvre les interdictions prononcées est une autre racine de cette timidité. Quiconque a un jour tenté d’interdire le portable à ses enfants sait de quoi je parle. Mais est-ce la bonne stratégie de ne rien faire pour remédier à un problème, juste parce que cela demande trop d’efforts? Ce serait plutôt la racine du mal. 

Il est temps de sommer le secteur technologique de prendre ses responsabilités
pour les effets externes négatifs de tout son pipeline de produits.

Lorsque les règles existantes, peu importe qu’il s’agisse d’interdictions, ne sont plus acceptées ou respectées, nous tendons actuellement à remettre en question les règles plutôt que leur non-respect. Conséquence: sur l’autoroute, il sera bientôt possible de dépasser à droite, parce que l’interdiction de doubler à droite n’est pas respectée. Les cyclistes peuvent traverser même au rouge, parce qu’ils le font de toute façon déjà. Il en ira bientôt de même des piétons, parce qu’ils le font de toute façon déjà. Nous n’aurons plus besoin de mettre le clignotant pour changer de file ou alors la voiture s’en chargera automatiquement pour nous. Nous pourrons également détenir de faibles quantités de drogue et faire examiner la pureté de substances illégales lors de la Street Parade. Ainsi, ce qui était autrefois interdit est progressivement dilué, peu à peu toléré et finalement autorisé, juste parce que plus personne ne respecte les interdictions. 

A l’inverse, nous nous accrochons à des réglementations totalement inutiles, de la courbure de la banane aux interdictions de danser les grands jours de fête, en passant par l’interdiction de tirer la chasse d’eau pendant la nuit, etc. Entre-temps, le secteur technologique prend le pouvoir sur notre société sous nos applaudissements. C’est totalement paradoxal. Je parie que mon petit dernier pourrait regarder un film porno ou jouer au poker sur un portable (il n’en a pas encore!) dans ledit kiosque de Constance, sans que personne ne trouve rien à y redire. Justement! Ou pourquoi Facebook censure-t-il les seins nus de la Marianne de Rubens et donc de l’art, alors qu’il tolère des déclarations nazies? 

Il est temps de redéfinir la situation, notamment juridique, et de sommer enfin le secteur technologique de prendre ses responsabilités pour les effets externes négatifs de tout son pipeline de produits. Il n’assumera pas spontanément cette responsabilité. Pour les entreprises, cela équivaudrait en effet à minimiser leurs revenus. Il appartient donc à d’autres de le faire. Il est temps d’agir avant qu’il ne soit trop tard.

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