Le drame de Westminster – Weekly Note de Credit Suisse

Burkhard Varnholt, Credit Suisse

7 minutes de lecture

Quels ont été les effets du vote sur le Brexit jusqu’à présent? Quelles sont les conséquences du Brexit pour la Suisse? Nos scénarios pour le jour d’après.

La lutte du Royaume-Uni pour sa relation avec l’UE est digne d’un drame de Shakespeare. Si le bluff, les négociations et les querelles vont bon train à Westminster, la tension monte également en Suisse. Compte tenu de la confusion régnant actuellement, de nombreux investisseurs veulent connaître les implications du Brexit pour la Suisse. Une tempête ou beaucoup de bruit pour rien? Une évaluation prudente confirme que le Brexit a déjà engendré des coûts induits, même en Suisse. Néanmoins, la livre sterling devrait se redresser et, comme toujours, il y a des gagnants et des perdants.

Quels ont été les effets du vote sur le Brexit jusqu’à présent?

Depuis des semaines, nous assistons à un véritable spectacle à la Chambre des communes britannique, ce qui a notamment permis à son président John Bercow d’acquérir une certaine notoriété. Son inimitable appel à l’«Order», son langage raffiné et ses polarisations sont rapportés par les médias. Cela fait maintenant deux ans que le Royaume-Uni a posé les jalons de sa sortie de l’Union européenne (UE). À dire vrai, cette lettre sur le Brexit arrive un peu tard, mais elle est parfaitement d’actualité car, si les investisseurs suisses ont montré peu d’intérêt pour ce thème en 2017, la situation a bien changé récemment: depuis le rejet retentissant par le Parlement du projet d’accord négocié par Theresa May avec l’UE, pas un jour ne passe sans que l’on ne me parle de Brexit, même en Suisse. Les images de séances tumultueuses à Westminster ont fait le tour du monde et suscité de nombreuses questions chez nous. Des questions essentielles. Cependant, les relations futures du Royaume-Uni avec l’UE ne sont guère plus claires aujourd’hui qu’elles ne l’étaient hier. Commençons par ce qui semble le plus objectivable.  

La sortie du Royaume-Uni de l’UE prendra effet le 29 mars 2019 à 23h00. C’est le résultat du processus de sortie que Theresa May a officiellement engagé le 29 mars 2017 par notification écrite au Conseil européen. Si l’accord-cadre déjà négocié avec Bruxelles n’obtenait pas la majorité, le Royaume-Uni quitterait l’UE sans accord et perdrait tous ses droits d’État membre de l’UE. En revanche, le pays conserve les engagements financiers fermes qu’il a pris pendant son adhésion. C’est ainsi que l’UE voit les choses, mais sur l’île, on les voit un peu différemment. Ces engagements restent valables jusqu’en 2020, voire au-delà pour certains. 75% des parlementaires à Westminster considèrent le Brexit sans accord comme la pire des solutions. Car le pays n’obtient aucun avantage tangible d’une sortie sans accord. Bien au contraire: l’incertitude continuera de s’accroître, le Royaume-Uni perdra son accès au marché unique de l’UE, ce qui se traduira par des pertes importantes dans les principaux secteurs de l’économie, du secteur financier au secteur pharmaceutique. Et qui en paiera le prix? L’État et la population. 

Le Brexit est sans nul doute le défi politique et économique le plus difficile que le Royaume-Uni ait jamais connu en temps de paix. Il paralyse toutes les autres tâches de l’administration publique et a d’ores et déjà des effets négatifs, en particulier dans cinq domaines: les cours de change, les effets de patrimoine (hausse des taux d’intérêt, baisse des cours des actions, baisse des prix de l’immobilier), la migration, les effets conjoncturels et les effets sur le statut (juridique). Ils sont illustrés ci-après, à titre d’exemples uniquement.

Cours de change

La veille du vote pour le Brexit, le 23 juin 2016, une livre sterling coûtait 1.30 euro. Aujourd’hui, elle ne vaut plus que 1.14 euro. La dépréciation de la paire GBP/EUR est particulièrement grave parce que – rapporté à son économie – le Royaume-Uni présente le déficit courant le plus élevé d’Europe (3,8%), et même de tous les pays industrialisés. Cette dépréciation provoque donc un regain d’inflation au Royaume-Uni qui plombe le pouvoir d’achat de la population locale. En conséquence, les touristes britanniques ont commencé à dépenser beaucoup moins d’argent à l’étranger. Cela concerne également la Suisse, même si cet effet est plus que compensé par l’essor du tourisme asiatique.

Effets de patrimoine

L’inflation importée a contraint la banque d’Angleterre – contrairement aux autorités monétaires de la zone euro – à relever ses taux directeurs, ce qui a encore affaibli le pouvoir d’achat de nombreux ménages privés ainsi que la solvabilité de leurs hypothèques. Le Royaume-Uni est un pays de propriétaires. 63% de la population vit dans son propre logement et seulement 37% est locataire1. À titre de comparaison, le rapport est exactement inversé en Suisse: seulement 38% des citoyens sont propriétaires de leur logement tandis que 63% sont locataires2. Au Royaume-Uni, les ménages à faibles revenus sont particulièrement touchés: depuis deux ans, ils souffrent de la hausse des taux d’intérêt hypothécaires. La liquidité et la valeur de nombreux biens immobiliers en ont pâti. L’association des agents immobiliers britanniques, la Royal Institution of Chartered Surveyors, a constaté récemment que les ventes de maisons en Angleterre, surtout à Londres, ont atteint fin 2018 leur plus bas niveau depuis 1994. Un agent immobilier londonien a vendu en moyenne huit maisons au dernier trimestre, soit cinq de moins qu’il y a trois ans.

Même les entreprises ressentent la hausse des coûts du capital provoquée par la décision du Royaume-Uni de quitter l’UE. Les investissements ont diminué. L’année dernière, les entreprises internationales n’ont levé que l’équivalent de 9,2 milliards de francs suisses sur le marché des capitaux britannique, soit moins de la moitié du montant de l’année précédente. De même, en 2018, les obligations en GBP émises par des sociétés britanniques sont tombées à leur niveau le plus bas depuis vingt ans, alors que les primes de risque de crédit des banques ont augmenté l’année dernière. De plus, depuis le référendum sur le Brexit, l’indice boursier anglais FTSE-250 accuse un retard de près de 30% (mesuré en CHF) sur l’indice mondial MSCI World Equities.

Migration

Depuis le vote sur le Brexit, la migration à destination et depuis le Royaume-Uni a continué de baisser de manière sensible, ce qui est bien accueilli par de nombreux habitants de l’île. Selon l’Office national des statistiques, l’immigration globale en provenance de l’UE a diminué de près d’un tiers depuis 2016, tandis que l’émigration vers l’UE a augmenté de près de 20%. Cependant, le recul du nombre de travailleurs qualifiés en provenance de l’UE ou encore d’immigrants disposant d’un fort pouvoir d’achat se fait sentir. Le National Health Service (système de santé publique du Royaume-Uni) déplore la perte de plus de 4000 agents de santé qualifiés. Les universités anglaises s’inquiètent. Non seulement elles perdent des enseignants au profit de l’UE, mais le nombre d’étudiants étrangers, qui remplissent traditionnellement une grande partie de leurs auditoriums contre des frais universitaires, a diminué de 10%. La «fuite des cerveaux» laissera des traces.

Conjoncture et économie

Depuis le vote sur le Brexit, les investissements des entreprises stagnent au Royaume-Uni, alors qu’ils ont augmenté de 2,5% en Suisse au cours de la même période. Les ménages privés s’endettent de plus en plus. L’inflation ayant dépassé la croissance des salaires en 2018, les ménages privés britanniques se sont retrouvés en déficit de revenus l’année dernière pour la première fois depuis 1988. 

La banque d’Angleterre estime le préjudice économique du vote sur le Brexit pour le Royaume-Uni à environ 2% de la puissance économique du pays. C’est beaucoup. 

C’est particulièrement évident dans les secteurs clés tels que les services financiers et la pharmacie. L’année dernière, cinq banques d’investissement mondiales ont transféré 750 milliards d’euros de capitaux propres de Londres à Francfort. Cette hémorragie de capitaux risque d’être irréversible. Même sur les marchés boursiers, des volumes de transactions quotidiens de plus de 200 milliards d’euros ont déjà migré de Londres à Amsterdam. Si la majorité des employés du secteur financier vivent encore à Londres, tous les établissements financiers internationaux travaillent d’arrache-pied sur des plans d’urgence et à moyen terme visant à transférer du personnel à Francfort, Paris, Dublin et Madrid.

L’agence européenne des médicaments (EMA), dont le siège était installé à Londres depuis 22 ans, a déménagé à Amsterdam l’an dernier. Cette agence, qui teste de nouveaux médicaments pour environ 500 millions de personnes, a cessé d’attribuer des contrats à des laboratoires britanniques en raison des incertitudes liées au Brexit. Elle est donc prête pour un Brexit sans accord. 

Des sociétés de médias comme Discovery ou NBC Universal ont transféré à Amsterdam les chaînes de télévision qui diffusent des programmes dans l’UE. Même la vénérable BBC a déplacé certaines activités commerciales à Dublin en raison de l’importance du chiffre d’affaires réalisé dans l’UE.

Statut (juridique)

Depuis le vote sur le Brexit, le Royaume-Uni a perdu sa réputation de puissance internationale. Bien que cette estimation soit difficile à objectiver, elle est régulièrement confirmée par les divisions qui règnent au Parlement et au sein de la population. La société, le monde politique et économique sont profondément frustrés par la situation désastreuse à laquelle le pays est confronté deux ans après le vote sur le Brexit. Alors que certains partisans du Brexit le voient comme une chance pour le pays de renouer avec sa dimension mondiale et sa gloire d’antan à l’âge d’or du Commonwealth, les opposants considèrent les coûts actuels et attendus du Brexit comme le préjudice le plus important que le pays s’est infligé à lui-même.

En tout état de cause, l’incertitude juridique pèse lourdement sur de nombreuses questions. C’est une conséquence du désaccord politique, qui exige des clarifications juridiques extrêmement complexes et coûteuses servant uniquement les intérêts des grands cabinets d’avocats. Jusqu’à présent, personne ne peut dire en vertu de quels principes les contrats conclus avec des contreparties britanniques et qui sont expressément soumis au droit communautaire ou aux tribunaux de l’UE peuvent être rescindés ou transférés.

Quelles sont les conséquences du Brexit pour la Suisse?

Malgré leur distance géographique, la Suisse et le Royaume-Uni sont étroitement liés. En témoignent les quelque 150 vols directs quotidiens entre les deux pays, mais également le fait que les échanges bilatéraux de marchandises ont plus que doublé depuis 2011. La Suisse enregistre un excédent de la balance courante d’environ cinq milliards de francs suisses avec le Royaume-Uni – seul l’excédent réalisé avec les États-Unis est supérieur. Les échanges bilatéraux de marchandises sont très importants (cf. graphique 1).  

Les investissements directs permettent également d’illustrer les relations économiques étroites existant entre les deux pays (cf. graphique 2). Avant le vote pour le Brexit, le Royaume-Uni était la cinquième destination des investissements directs des entreprises suisses – derrière les États-Unis, le Luxembourg, les Pays-Bas et l’Irlande, mais devant l’Allemagne.

 

Depuis 2016 toutefois, les investissements helvétiques au Royaume-Uni ont diminué de moitié en raison de la grande incertitude juridique. La pression se fait de plus en plus forte, en particulier dans le secteur financier, pour délocaliser les principales activités commerciales dans l’UE ou, si la Suisse parvient à un accord-cadre avec l’UE, en Suisse.

Par ailleurs, les entreprises suisses emploient près de 100’000 «expats» au Royaume-Uni, et les entreprises britanniques emploient tout de même 29’000 expatriés dans la «petite Suisse». 

La Suisse est également importante du point de vue britannique, puisqu’elle est leur sixième marché d’exportation et qu’après la Chine, elle a même été leur marché qui a connu la plus forte croissance au monde en 2017 (cf. graphique 3). En termes d’importations, la Suisse occupe la onzième place.

Ces données illustrent bien le fait que le Brexit touche directement et indirectement la Suisse, et montrent pourquoi l’incertitude juridique actuelle ainsi qu’un éventuel retour en arrière vers une absence d’accord engendrent des coûts considérables dans les deux pays – pour l’État, les entreprises et les particuliers. La Suisse s’emploie à maintenir les relations bilatérales sous leur forme actuelle, même en cas de Brexit désordonné. À cet effet, divers accords ont été conclus et même signés entre la Suisse et le Royaume-Uni. Mais les incertitudes sont néanmoins importantes.  

Voici nos scénarios pour le jour d’après

En l’état actuel des choses, les parlementaires à Westminster ne sont d’accord que sur un seul point: leur désaccord. Dans ce contexte, les modalités du Brexit restent aussi incertaines que le résultat d’un match de football de la Premier League entre Liverpool et Manchester City. 

Trois scénarios sont généralement évoqués dans les médias.

Scénario A: accord entre l’UE et le Royaume-Uni sur les modalités du divorce et entrée en vigueur d’un régime transitoire
Ce scénario prévoit d’ores et déjà l’entrée en vigueur d’un régime transitoire à partir de la date de sortie jusqu’à fin 2020. Pendant cette période, le Royaume-Uni ne serait plus officiellement membre de l’UE, n’aurait plus de droit de vote au sein de l’UE, mais ferait toujours partie du marché unique européen et de l’union douanière de l’UE – et conserverait la plupart de ses droits et obligations. Les accords bilatéraux entre la Suisse et l’UE conserveraient leur validité pendant cette période de transition. Les activités commerciales des entreprises suisses au Royaume-Uni et avec le Royaume-Uni pourraient se poursuivre sous leur forme actuelle. Ensuite, un nouvel accord-cadre à négocier pendant la période de transition entrerait en vigueur.

Scénario B: le Royaume-Uni devient membre de l’AELE
Le Royaume-Uni a été cofondateur de l’Association européenne de libre-échange (AELE) en 1960. Elle compte actuellement quatre membres (la Suisse, le Liechtenstein, la Norvège, l’Islande). Toutefois, les Britanniques ont quitté l’AELE en 1973 lorsqu’ils ont adhéré à la CEE (qui deviendra plus tard l’UE). L’AELE dispose d’un vaste réseau de 27 accords de libre-échange avec 38 pays au total. Les États membres sont libres de décider de leur politique commerciale et peuvent également conclure leurs propres accords bilatéraux de libre-échange.

Scénario C: «no deal»: pas d’accord entre l’UE et le Royaume-Uni – «une sortie désordonnée»
Il reste la possibilité que l’accord de sortie négocié entre le Royaume-Uni et l’UE ne soit pas ratifié.
Dans ce cas, il n’y aura pas de phase de transition et pas de maintien du statu quo. La Suisse a donc préparé des solutions de continuation pour éviter autant que possible les ruptures et l’insécurité juridique dans la relation bilatérale. Reste à démontrer dans quelle mesure ce serait réalisable.

La Suisse prend de nombreuses mesures pour minimiser l’incertitude juridique. Pendant le Forum économique mondial de Davos, Ueli Maurer a signé plusieurs accords avec Philipp Hammond, ministre des Finances britannique, visant à maintenir les droits découlant des accords bilatéraux en cas de Brexit désordonné. Et dans le cadre de sa stratégie «Mind the Gap», le Conseil fédéral a approuvé le texte d’un accord commercial avec le Royaume-Uni visant à maintenir les relations économiques et commerciales existantes après le Brexit3.

Les Britanniques nous tiennent en haleine. 

 

1 https://www.statista.com/statistics/246355/home-ownership-rate-in-europe/ 
2 https://www.bfs.admin.ch/bfs/fr/home/statistiques/construction-logement/logements/conditions-habitation/locataires-proprietaires.html
3 https://www.eda.admin.ch/dea/fr/home/verhandlungen-offene-themen/offene-themen/brexit.html

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