La revanche du salarié ou du robot?

Olivier Rigot, EMC Gestion de Fortune

4 minutes de lecture

Dans un monde confronté à la disruption technologique et à un choc démographique sans précédent, l’arrivée des robots est une chance.

Tout étudiant en économie apprend sur les bancs de l’université que l’une des causes de l’inflation provient de la spirale dite coûts/salaires. Lorsque la main d’œuvre devient rare, les employeurs sont obligés d’augmenter les salaires afin d’attirer les talents et pouvoir honorer leurs carnets de commandes. Depuis une trentaine d’années, dans un monde qui s’est de plus en plus ouvert à la globalisation des échanges avec la chute du communisme, les différences salariales entre les pays occidentaux et les zones émergentes ont conduit à un phénomène massif de délocalisation de la production, exerçant de fait une pression constante et permanente sur la rémunération du travail. La robotisation des processus de production et la facilité de transporter des marchandises d’un bout à l’autre de la planète ont exacerbé ce phénomène. 

Ces dernières décennies, il était difficile de trouver des exemples concrets pour illustrer ce phénomène de spirale coûts/salaires dans l’économie en général et dans des secteurs en particulier; finalement, il demeurait un concept abscons, relégué dans les livres de macro-économie. Alors que le monde et l’Europe en particulier sortent péniblement d’une longue période de chômage structurel, il pourrait paraître prématuré de parler d’un retour d’une revalorisation du facteur travail, et pourtant.  

L’employé va pouvoir tenir de plus en plus le couteau par le manche
lors de prochaines négociations salariales.

Nous remarquons, en tant qu’observateur du monde économique, un certain nombre d’indices que les choses sont en train d’évoluer et que le salarié va pouvoir tenir de plus en plus le couteau par le manche lors de prochaines négociations sur sa rémunération. Ce n’est que l’année passée que l’économie mondiale a retrouvé une croissance synchronisée, alors que depuis la crise financière de 2008, elle avait subi des chocs asymétriques. 

Nous rappellerons quelques faits marquants: la crise de l’euro, une forte inflation dans les pays émergents, suivie de la chute des matières premières, le ralentissement de la dynamique chinoise, le risque de l’éclatement d’une bulle immobilière dans ce pays et, enfin, les sanctions occidentales contre la Russie. Depuis une année, le Fonds Monétaire International ne cesse de réviser à la hausse ses prévisions de croissance de l’économie mondiale et l’a portée récemment à 4% pour 2018. Pendant ce temps, le taux de chômage a continué de baisser aux Etats-Unis pour atteindre 4% de la population active et les demandes d’allocations de chômage ont atteint ces derniers jours le niveau le plus bas depuis 1969. 

En Allemagne, depuis des mois, l’industrie de la construction n’arrive plus à trouver le personnel nécessaire pour répondre à la demande. Au deuxième trimestre de l’année passée, la société Geberit, active dans les installations sanitaires, a chuté en bourse lorsqu’elle a annoncé qu’elle n’avait pas atteint le chiffre d’affaires escompté en raison d’une pénurie d’installateurs, alors que ses commandes étaient remplies, un paradoxe. En Allemagne toujours, le syndicat IG Metall dans la métallurgie a obtenu pour 4 millions de travailleurs des augmentations de salaires de l’ordre de 3,5% par an pour les deux prochaines années.  

En France, le pays d’Europe parmi les plus touchés par le chômage structurel, des centaines de milliers de postes sont ouverts, non seulement dans l’hôtellerie, restauration, soins médicaux mais également dans les postes à haute valeur ajoutée.  

A Marseille, les cabinets d’audit s’arrachent les experts-comptables avec, à chaque transfert, des hausses substantielles de rémunération. En Suède, 60% des entreprises se plaignent de ne pas trouver le personnel qualifié qu’elles recherchent. Enfin, nous citerons la compagnie aérienne Ryanair qui a dû annuler des milliers de vols ces derniers mois car elle perd chaque semaine des dizaines de pilotes qui passent à la concurrence, non seulement attirés par de meilleures conditions de travail mais également par des revalorisations salariales importantes. En Suisse, selon une étude du Credit Suisse parue l’été passé, «de nombreuses PME peinent à trouver suffisamment de spécialistes. Environ 90’000 entreprises font face à une pénurie aiguë de personnel qualifié. Une entreprise sur deux éprouve des difficultés à recruter». 

Nous sommes entrés dans la phase où les baby-boomers
vont quitter le monde du travail et prendre leur retraite.

Ces exemples, de moins en moins anecdotiques, vont avoir pour conséquence, dans un premier temps, de peser sur la reprise économique et, dans un deuxième, d’amorcer la fameuse spirale coûts/salaires que nos économies occidentales n’ont plus connue depuis les années 70. La spirale, comme son nom l’indique, génère un phénomène pernicieux où l’employeur va chercher à répercuter la hausse de ses coûts salariaux sur ses prix de vente et, par effet de ricochet, toute la chaîne économique va tenter de faire la même chose. Dans la théorie économique classique, si les hausses salariales ne sont pas compensées par des gains de productivité, la spirale inflationniste est amorcée. C’est l’un des paradoxes de la conduite des politiques monétaires menées par les banques centrales du monde entier qui appellent depuis quelques années à un retour de l’inflation pour sortir de la déflation structurelle dans laquelle nous sommes englués depuis près de dix ans. Bien qu’il soit trop tôt dans le cycle économique pour s’alarmer des conséquences néfastes de ce phénomène, il faut garder à l’esprit que la prochaine phase d’inflation structurelle pourrait venir de là.

Le phénomène que nous avons décrit précédemment va être exacerbé par la démographie. En effet, nous sommes entrés dans la phase où les baby-boomers vont quitter le monde du travail et prendre leur retraite. En Europe, ce ne sont pas moins de dizaines de millions de personnes qu’il faudra remplacer relativement rapidement. C’est évidemment une bonne nouvelle pour les jeunes qui vont intégrer le marché de l’emploi ces prochaines années mais, nous l’avons évoqué, la pénurie de compétences qualifiées va rapidement peser sur le marché du travail.   

LES ROBOTS: UNE MENACE OU UNE OPPORTUNITé?

Ce bouleversement démographique s’accompagne simultanément de l’arrivée massive des robots qui vont non plus uniquement concerner la production de biens manufacturés mais également envahir les entreprises de services avec l’irruption de l’intelligence artificielle. Faut-il en avoir peur? Les robots vont-ils supprimer des millions de postes comme beaucoup de prévisionnistes nous l’annoncent? Nous sommes confrontés, pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, à l’émergence d’une intelligence supérieure que nous avons, par ailleurs, nous-mêmes engendrés. L’apparition des robots dans nos sociétés et nos vies quotidiennes suscite une peur quasi animale et collective de voir ces derniers prendre en main notre destin. Les films de science-fiction nous ont préparés depuis des années à l’envahissement des robots, la réalité dépassera-t-elle l’imagination des cinéastes? Dans un monde confronté à la disruption technologique et à un choc démographique sans précédent, particulièrement en Europe, nous considérons que l’arrivée des robots est une chance.  

Le Japon l’a bien compris, c’est un pays insulaire, fermé à l’immigration et dont la population vieillit encore plus rapidement qu’ailleurs. Le taux de fécondité par femme est de 1,4 et le socio-démographe Emmanuel Todd, dans l’un de ses ouvrages, envisage carrément la disparition de cette civilisation à l’horizon d’un siècle. Cette nation a, depuis longtemps, axé son développement économique sur la technologie et la robotique. Elle a particulièrement mis l’accent, ces dernières années, sur des robots de type humanoïde afin d’assurer les travaux de force auparavant fournis par une population jeune et vigoureuse. L’économie assistée par les robots va permettre d’améliorer le confort au travail et la productivité comme l’a été l’informatique, Internet et le boom des télécommunications. Dans le domaine médical, la puissance de travail des algorithmes permettra d’affiner le diagnostic des médecins; les robots-humanoïdes permettront de soulager le personnel hospitalier des travaux répétitifs et de force pour se concentrer sur les soins aux patients.  

Le salarié qualifié sera le grand gagnant
de la mutation technologique et du choc démographique en cours.

Aux Etats-Unis, l’industrie de la restauration comptait, au mois d’avril, 844'000 postes vacants. Certains établissements ont commencé à utiliser des bras intelligents pour cuire et retourner les hamburgers ainsi que pour nettoyer les grills. Contrairement à ce que l’on pourrait penser, le nombre d’employés occupés dans ces chaînes de restauration rapide n’a pas diminué mais a été affecté à des tâches plus valorisantes, comme l’accueil et le service à la clientèle. Qui regrette encore les pools de secrétaires ou de télexistes entassées dans de vastes salles, tapant toute la journée sur des machines à écrire, considérées aujourd’hui comme appartenant à la préhistoire par les jeunes générations? Toute la population active mondiale occupant un poste de standardiste téléphonique serait aujourd’hui incapable de connecter le monde entier. 

En conclusion, nous estimons que c’est le salarié qualifié qui sera le grand gagnant, ces prochaines années, de la mutation technologique et du choc démographique en cours. Aux Etats-Unis, dans une économie en plein-emploi, les entreprises ont bien compris qu’il était temps de choyer leurs employés. Suite à la réforme de la fiscalité des entreprises américaines entérinée au mois de décembre 2017, nombre d’entreprises ont annoncé qu’elles allaient faire bénéficier leurs employés de l’économie fiscale réalisée par des augmentations de salaires et des dotations plus importantes aux fonds de pension. Les industries et les entreprises qui ont maltraité leurs employés ces dernières années à travers des contrats d’emplois précaires, des conditions de travail pénibles et des objectifs à atteindre irréalistes vont payer très cher le prix de ces politiques à court terme cherchant à maximiser un profit illusoire immédiat. Nous sommes peut-être enfin à l’orée d’un cercle vertueux où tous les participants à la création de la valeur ajoutée toucheront leur juste part du gâteau. Karl Marx pourrait bien se retourner dans sa tombe.