L’inhabituelle reprise américaine est la plus longue jamais observée

Mohamed A. El-Erian, Allianz

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L’économie a bâti des fondations suffisantes pour permettre à la confiance de faire son retour dans le secteur privé.

Les chiffres qui seront publiés au cours des prochains mois démontreront que l’actuelle expansion économique américaine est la plus longue jamais observée à ce jour. Mais si les États-Unis continuent de surperformer par rapport aux autres économies développées, cet essor ne dissipe pas encore un sentiment persistant d’insécurité économique et de frustration chez de nombreux Américains, ni les inquiétudes face au manque de marge politique possible face au prochain ralentissement économique ou choc financier.

L’expansion actuelle a débuté mi-2019, après la crise financière de 2008 et la «Grande récession». Soutenue par des interventions budgétaires exceptionnelles et des politiques monétaires auparavant inconcevables, l’économie a bâti des fondations suffisantes pour permettre à la confiance de faire son retour dans le secteur privé, et aux bilans des entreprises de se redresser. Associé à des avancées de plus en plus rapides dans le domaine des nouvelles technologies, cet essor s’est révélé en grande partie mené par des sociétés technologiques et plateformes au contrôle de la nouvelle «gig economy». Un élan supplémentaire a été conféré par des mesures favorables à la croissance, dont une déréglementation et des réductions d’impôts.

L’Amérique affirme de plus en plus la poursuite
de ses intérêts nationaux à l’étranger.

Le taux de chômage aux États-Unis atteignant 3,6%, les salaires réels (ajustés à l’inflation) enregistrent aujourd’hui une croissance de 1,6%. Par ailleurs, les derniers chiffres trimestriels indiquant un taux de croissance annualisé du PIB de 3,1%, l’activité économique américaine demeure supérieure d’une marge significative à celle de l’Europe et du Japon. Forte de cette solidité, l’Amérique affirme de plus en plus la poursuite de ses intérêts nationaux à l’étranger, y compris en contournant des mécanismes de longue date dans la coopération et la résolution des conflits, ainsi qu’en menaçant d’imposer des taxes à l’importation et autres mesures protectionnistes.

Pour en arriver là, les États-Unis ont dû surmonter des vents de face en provenance de l’étranger, notamment une crise existentielle de la dette en Europe et un ralentissement de la croissance économique en Chine. Au niveau national, une profonde polarisation politique, notamment depuis 2011, a fait obstacle à l’activité législative du Congrès, et produit de multiples shutdowns, avérés ou potentiels (dont le plus prolongé de l’histoire). En l’absence de nouvelles mesures pour la croissance de la part du Congrès, la politique monétaire est devenue « l’option unique ». Après avoir été contrainte de jouer un rôle substantiellement accru dans l’économie au cours des années de crise, la Réserve fédérale a flirté avec plusieurs erreurs politiques majeures, devenant également plus vulnérable aux interférences politiques.

La croissance annuelle au cours de la dernière décennie ayant souvent été molle et insuffisamment inclusive – ce que l’on décrit désormais comme la «nouvelle normalité», ou stagnation séculaire – l’économie américaine conserve un sentiment résiduel de sous-performance et de vulnérabilité potentielle. D’après un sondage de la Fed souvent évoqué, près de la moitié des ménages américaines confient ne pas disposer d’une épargne suffisante pour faire face à une dépense d’urgence de 400 dollars.

C’est quand le soleil brille qu’il faut réparer
le toit, ce qui n’a pas encore été fait.

Pas étonnant que la confiance dans les institutions et les opinions d’experts demeure si faible. Associées à des inégalités excessives (de revenus, de richesse et d’opportunités), la frustration et la colère politique restent très importantes. La situation est d’autant plus difficile que les discours alarmistes autour des conséquences des technologies et de la mondialisation continuent d’alimenter la crainte d’une dislocation et perturbation des emplois. Hors d’Amérique, beaucoup redoutent par ailleurs que la superpuissance en charge d’émettre la monnaie de réserve mondiale, une puissance au rôle décisif dans de nombreuses interactions multilatérales, ne soit plus aujourd’hui un point d’ancrage fiable et prévisible du commerce et de la finance à l’international.

Par ailleurs, ce qui n’était pas le cas lors des expansions précédentes, il reste encore aux États-Unis à bâtir des réserves suffisantes pour faire face à de futures difficultés économiques et financières. Autrement dit, et pour citer la formule de l’ancien président américain John F. Kennedy, dernièrement reprise par la directrice générale du FMI Christine Lagarde, c’est quand le soleil brille qu’il faut réparer le toit, ce qui n’a pas encore été fait.

Outre le manque de sérénité des ménages, la capacité de la Fed à contrer les récessions économiques et perturbations financières reste limitée. Alors que l’actuel taux directeur s’élève à 2,25-2,5%, les précédents ralentissements ont généralement nécessité des réductions de cinq points de pourcentage, voire plus. La Fed présente en outre un bilan gonflé, et un mécanisme fragile de transmission des mesures de politique monétaire vers l’économie réelle. Et même si les décideurs de la politique budgétaires se montraient plus réactifs, ils débuteraient sur la base d’un niveau relativement élevé de déficits et de dette.

Une grande minutie sera nécessaire pour prolonger l’actuelle expansion. Les dirigeants politiques, en particulier au Congrès, devront éviter de commettre de graves erreurs, et minimiser le risque d’accidents du marché, tout en accomplissant davantage pour promouvoir la croissance. Les États-Unis ont besoin d’une approche soigneusement ciblée pour remettre à niveau et moderniser leurs infrastructures.

Les États-Unis doivent veiller à demeurer le point d’ancrage
du système international fondé sur les règles.

Les dirigeants politiques et principaux économistes doivent également prêter davantage attention à la manière dont les fruits de la croissance économique sont partagés, en instaurant notamment de meilleures protections pour les segments les plus vulnérables de la société, ainsi que de plus solides mécanismes automatiques de stabilisation. Les entreprises doivent pour leur part accomplir davantage dans le cadre de leur responsabilité sociale, ne serait-ce que pour éviter de se retrouver dans la même situation que les banques après le krach de 2008. D’ores et déjà, des voix se font de plus en plus entendre en faveur de contraintes réglementaires plus importantes pour les sociétés du Big Tech.  

Par ailleurs, ayant quelque peu bouleversé les échanges commerciaux mondiaux, les États-Unis doivent veiller à demeurer le point d’ancrage du système international fondé sur les règles, sans quoi leur capacité à façonner et influencer les résultats économiques et financiers à travers le monde s’en trouvera affaiblie.

L’Amérique célébrera bientôt – et à juste titre – sa plus longue période d’expansion. Elle ne doit toutefois pas perdre de vue les défis qui demeurent. La dernière chose dont le monde ait besoin aujourd’hui n’est autre qu’une expansion actuelle qui céderait la place à une période prolongée de moindre croissance, d’instabilité financière plus prononcée, et de tensions transfrontalières accrues.

Traduit de l’anglais par Martin Morel.

Copyright: Project Syndicate, 2018.

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