Journées de Davos – Weekly Note de Credit Suisse

Burkhard Varnholt, Credit Suisse

7 minutes de lecture

L’art suprême du dialogue. Etude de la croissance de l’endettement: le grand malentendu.

Aucun média numérique ne peut remplacer de manière adéquate une rencontre entre des personnes. C’est ce qu’a démontré une fois de plus le Forum économique mondial (WEF) de Davos, à l’occasion duquel 3000 invités prestigieux se sont livrés à un échange analogique sur la «mondialisation 4.0». Notre vie va changer, c’est un fait établi. Alors prenons-la en main! Dans le paysage de montagne enneigé, tous ont également fait une profession de foi rassurante en faveur du monde en ces temps agités: les coopérations sont indispensables et honte à ceux qui veulent faire cavalier seul. La croissance mondiale parle d’elle-même, mais elle doit devenir plus durable. Par ailleurs, nous recommandons la lecture d’une étude du Credit Suisse qui analyse la progression de l’endettement mondial. Et en conclusion, les décisions actuelles du Comité de placement du Credit Suisse.

1. L’art suprême du dialogue

Cette année encore, le Forum économique mondial de Davos (WEF) a tenu le pari de conserver son titre de «lieu de rencontre des leaders», même si le président français, Emmanuel Macron, et le président des États-Unis, Donald Trump, ont dû se désister à la dernière minute pour des raisons de politique intérieure, tandis que le ministre américain des affaires étrangères, Mike Pompeo, assistait par vidéo à ce rassemblement de 3000 pointures de l’économie, de la politique, de la science et de la société. La délégation américaine, qui comptait 778 personnes, a néanmoins nettement dominé toutes les autres en nombre. Et bien que le Brexit tienne actuellement en haleine la politique britannique et l’UE, le Royaume-Uni possédait la deuxième plus grande délégation, avec 296 participants, sous la direction du ministre des finances Philip Hammond (voir graphique 1). À juste titre, le WEF a la réputation d’être unique dans le monde, un véritable «modèle de succès». C’est ce qu’a démontré une fois de plus cette 49e édition du forum avec 120 tables rondes et bien d’autres réunions.

Graphique 1: Les 10 plus grandes délégations au Forum économique mondial représentaient près de 70% des participants
Sources: Reuters, WEF

 

Le fait que la plupart des participants au WEF soient issus de secteurs sans but lucratif contredit en tout cas l’impression largement répandue selon laquelle ce forum serait avant tout axé sur le monde des affaires (voir graphique 2).

Graphique 2: Secteurs qui étaient les plus représentés

Sources: Reuters, WEF

 

Vaste tour d’horizon

Dès le premier jour, l’accent a été clairement mis sur les questions de politique sociale. Dans le cadre de sa présentation désormais traditionnelle des perspectives de la conjoncture mondiale, le Fonds monétaire international a fait un vaste tour d’horizon tout en apportant des détails très précis. Il a plaidé en faveur d’une croissance plus durable, dont les fruits devraient être répartis de manière plus équitable qu’auparavant. En outre, il a confirmé notre analyse: l’économie mondiale va ralentir mais une réces-sion semble improbable en 2019. Le FMI envisage même une croissance mondiale de 3,5% pour 2019, soit 0,5% de plus que nous ne le prévoyons dans notre publication «Investment Outlook 2019»1.

L’écho médiatique de ce scénario tout-à-fait réaliste du FMI montre bien comment la presse cherche à exploiter la peur pour faire augmenter les tirages. De façon presque unanime, les journaux ont mis en évidence que le FMI avait abaissé ses prévisions de croissance de 0,1% à 3,5% désormais, au lieu de 3,6% auparavant. Bon nombre de manchettes ont repris la métaphore des «sombres nuages conjoncturels». En revanche, pas un mot sur le fait qu’une croissance mondiale de 3,5% telle qu’elle est prévue par le FMI serait un résultat exceptionnel si elle se concrétisait, ni qu’en chiffres absolus, une telle progression serait supérieure à celle de 2018. Même topo concernant l’évolution économique en Chine: les médias ont majoritairement fait état de la baisse des taux de croissance bien qu’il soit évident, d’un point de vue statistique, que plus le niveau de ces taux est élevé, plus ceux-ci risquent de décliner. C’est aussi la raison pour laquelle personne n’envisagerait une croissance économique de 6% aux États-Unis. 

Carton rouge pour ceux qui font cavalier seul

Autre aspect impressionnant du forum de Davos: la diversité des points de vue exposés par les nombreux chefs d’État et de gouvernement présents. Parmi ces derniers figuraient Shinzo Abe (Japon), Jacinda Ardern (Nouvelle-Zélande), Jair Bolsonaro (Brésil), Paul Kagame (Ruanda), Sebastian Kurz (Autriche), Angela Merkel (Allemagne), Cyrill Ramaphosa (Afrique du Sud) et Pedro Sánchez (Espagne), pour n’en citer que quelques-uns. Tous ont abordé les grands sujets d’actualité, non les questions de détail, et surtout bien sûr la manière dont la mondialisation 4.0 pourrait être bénéfique au plus grand nombre possible de personnes sur la durée. Il faut relever un point frappant à cet égard, c’est le caractère factuel et apolitique des propos échangés, bien différents des bruyantes vitupérations habituelles martelant les intérêts nationaux. C’est là une des clés essentielles du succès de Davos: l’art du dialogue entre des participants triés sur le volet y est orchestré avec brio. Il n’est pas étonnant en soi que tous les chefs de gouvernement reconnaissent que les grands enjeux géopolitiques, climatiques, technologiques et démographiques de notre époque pourraient être mieux maîtrisés conjointement que séparément, mais il s’agissait là d’une profession de foi importante. En réponse à un sondage international organisé par le WEF, quelque 80% des personnes interrogées ont affirmé estimer que la collaboration internationale pourrait être utile à de nombreux pays, sans distinction2

Demain commence aujourd’hui: questions importantes pour l’avenir

Le concept de Davos prévoit que les participants approfondissent, dans le cadre de diverses séances plénières, des aspects particuliers des questions de portée mondiale qui sont soulevées. Cette année par exemple, un réfugié somalien qui milite pour la paix, une architecte irakienne qui construit des bâtiments neutres en énergie dans son pays et le CEO de Microsoft, Satya Nadella, ont discuté des possibilités offertes par les technologies de demain3.

Dans le cadre d’un débat sur la «transition énergétique mondiale», certains ont également mentionné une étude dans laquelle la Suisse, très gâtée en énergie hydroélectrique, se trouve en troisième position au classement international. C’est néanmoins la Norvège, un pays producteur de pétrole, qui occupe la première place en matière de transition vers un approvisionnement énergétique durable. En outre, la Chine a impressionné les invités avec une présentation très factuelle de la stratégie avec laquelle elle entend résoudre le plus rapidement possible son problème de dépendance des importations d’énergie. Une Chine autosuffisante sur le plan énergétique changerait durablement la donne en ce qui concerne la mondialisation 4.0 et le réchauffement climatique qui y est lié.  

Hans Vestberg, le CEO de Verizon Communications, a expliqué comment les nouvelles technologies, telles que les capteurs et les outils autonomes, simplifieront la lutte contre le changement climatique et la pollution de l’environnement4. C.P. Gurnani, CEO de Tech Mahindra, a quant à lui souligné que dans ce contexte, la 5G, c’est-à-dire la prochaine génération de systèmes de transfert de données à l’échelle mondiale, revêtirait un caractère révolutionnaire5. Son exposé a soulevé un grand enthousiasme dans le public. Justin Adams, le nouveau directeur de la Tropical Forest Alliance, a présenté cinq bonnes raisons pour lesquelles il se montre optimiste vis-à-vis de la protection et du reboisement du patrimoine forestier mondial, faisant principalement référence aux forces de l’économie de marché en conjonction avec les développements technologiques et politiques6.

Dans le cadre d’un dialogue avec l’ancien vice-président américain Al Gore, mon ami de longue date Ernst Bromeis, lauréat 2017 du Prix suisse du développement durable et ambassadeur de l’eau, a présenté un programme mondial d’accès à l’eau propre, et il a également impressionné le public, en marge des débats, par ses improvisations au piano et des photos de ses expéditions à la nage. «Le monde a besoin de nombreux ambassadeurs de l’eau, car elle représente son moyen de survie le plus précieux», a-t-il déclaré devant plus de 200 personnes et de nombreux représentants des médias du monde entier. Pour promouvoir ses aspirations, il a l’intention de traverser à la nage le lac Baïkal sibérien l’été prochain (800 kilomètres au total)7

Le monde du travail de demain a également été un thème principal du WEF cette année. Le public a ainsi découvert pourquoi le nouveau siège central de Zalando à Berlin était un modèle précurseur en matière d’aménagement des places de travail. Par exemple, alors que la taille de la voiture de fonction était auparavant un facteur de loyauté déterminant pour de nombreux dirigeants de société allemands, l’attrait socio-physique de la place travail revêt aujourd’hui nettement plus d’importance8

Mais les participants ne se sont pas contentés d’étudier l’environnement dans lequel nous travaillerons à l’avenir, ils ont également abordé les contenus du travail et l’art de vivre. Une étude très détaillée du WEF9 sur ce sujet explique pourquoi l’intelligence artificielle, l’automatisation et la robotique vont créer davantage de postes qu’elles n’en supprimeront et comment le travail à domicile va devenir la norme plutôt que l’exception. Ces évolutions donnent une nouvelle dimension aux questions de savoir où et comment nous allons vivre, apprendre et travailler. Les entrepreneurs, les urbanistes, les architectes, mais surtout les citoyens et leurs représentants politiques doivent se pencher sur ces problématiques et trouver des réponses. Des solutions remarquables ont été évoquées à Davos. 

Tous se sont accordés à dire que les priorités allaient changer dans la formation. À l’avenir, les compétences pratiques devraient prendre le pas sur les diplômes prestigieux. Apprendre tout au long de la vie n’est pas un loisir mais une nécessité. La question n’est pas de savoir si le travail de demain sera différent de celui d’aujourd’hui, mais comment nous allons nous adapter au mieux aux profonds bouleversements que va subir le monde du travail10

Bien entendu, les participants à ce forum hivernal ont également parlé des marchés financiers. Le thème que j’ai abordé la semaine dernière, à savoir le négoce à haute fréquence et la nécessité de mieux le réglementer, a fait l’objet d’une réunion spécifique, en dehors des développements technologiques d’ordre général. Une majorité des personnes présentes ont estimé que les investisseurs devraient être mieux protégés des externalités créées par ce type de trading. Ils ont largement approuvé l’imposition de délais de détention minimaux et d’obligations d’auto-déclaration, ainsi que la réintroduction de la règle «uptick».

Une fois de plus, Davos a démontré que même à l’ère du numérique, rien ne remplace le dialogue direct entre interlocuteurs, en particulier s’il a lieu dans un environnement stimulant avec des participants sélectionnés, ce qui promet (et assure) la qualité des débats. Une organisation parfaite, une grande discrétion et le sublime paysage rayonnant de sérénité confèrent à Davos, ce «lieu de rencontre des leaders», une touche magique propice aux prises de contact et à l’échange.

2. Étude de la croissance de l’endettement: Le grand malentendu

Le Credit Suisse a présenté au WEF une excellente étude de l’endettement mondial rédigée par mes collègues Oliver Adler, Maxime Botteron et Mike O’Sullivan pour le Credit Suisse Research Institute. Elle offre une analyse plus précise de l’endettement global, lequel a tellement augmenté ces dernières années qu’il atteint le triple du PIB mondial. Elle a suscité un grand intérêt auprès du public et des médias, notamment grâce aux données détaillées qu’elle fournit. 

Le fonctionnement macroéconomique de l’endettement est souvent mal compris. Le conseil que donne Polonius à son fils Laërte dans la pièce Hamlet de Shakespeare «Ne sois jamais ni emprunteur, ni créancier» est largement considéré comme un «sage avertissement» aujourd’hui encore mais, d’un point de vue macroéconomique, il est absurde, car il ne tient pas compte du fait que l’épargnant est automatiquement créancier. Même les avoirs inscrits dans le carnet d’épargne sont au final confiés aux débiteurs d’une économie à travers le circuit des banques centrales et des banques commerciales. Les dettes de notre société sont également les placements de nos caisses de pension. L’épargne et l’endettement sont donc les conditions préalables à la croissance. Et dans les cas où les débiteurs potentiels (c’est-à-dire les investisseurs) se retrouvent en nombre insuffisant alors que beaucoup souhaitent épargner, une telle situation mène à une stagnation ou à une récession. L’importance systémique de l’épargne et des investissements est souvent méconnue. 

Les problèmes surviennent lorsqu’il n’est plus possible de servir les dettes. Jusqu’au XIXe siècle, les débiteurs qui n’honoraient pas leurs engagements étaient jetés en prison. On peut douter du fait que cette sanction permettait au créancier de récupérer plus rapidement son argent, car elle l’enfermait lui aussi dans l’absurdité. Et plus le débiteur et le créancier mettaient de temps à s’entendre sur une réduction de la dette, plus lourdes étaient leurs pertes à l’un comme à l’autre. 

Ce que les dettes représentent à petite échelle est généralement bien compris. Mais leur importance systémique est ambivalente et requiert une analyse et une évaluation précises. Voici donc brièvement quelques conclusions importantes: les risques systémiques de la dette semblent limités en dépit de l’élévation du niveau d’endettement, et cela pour plusieurs raisons: le renforcement des bilans des banques, le fait que les taux d’intérêt ont baissé plus fortement ces dernières années que les dettes n’ont augmenté, et la désintermédiation de l’endettement des entreprises. Aujourd’hui, les pays émergents sont eux aussi moins sensibles aux risques systémiques grâce à la flexibilité accrue de leur politique monétaire. Néanmoins, la croissance de l’endettement mondial ces dernières années s’est concentrée dans certains pays et secteurs dans lesquels les risques de défaut ont augmenté, en particulier dans des domaines marginaux non réglementés. Les auteurs de l’étude ont analysé ces risques de manière détaillée. Sur certains marchés immobiliers également, notamment en Suisse, le niveau historiquement bas des taux d’intérêt a induit des surchauffes, un phénomène qui devrait augmenter les charges financières en cas de hausse durable de ces taux.

3. Décisions actuelles du Comité de placement du Credit Suisse

Comme les actions ont commencé à se redresser en début d’année, il est possible d’opérer ici et là des prises de bénéfices tactiques. En dépit de cette embellie, les attentes des investisseurs sont encore très négatives, en particulier en ce qui concerne la Chine et d’autres pays émergents. Nous voyons que les caisses de pension ont un retard à rattraper en matière de placements. Comme la reprise actuelle des marchés boursiers devrait leur être favorable, nous ne procédons à aucun changement tactique de notre stratégie de placement. Néanmoins, s’ils ne sont pas rapidement résolus, les problèmes que constituent le «shutdown» aux États-Unis et le conflit commercial sino-américain pourraient motiver les modifications tactiques que nous envisageons.

1 https://www.wsj.com/articles/imf-lowers-2019-global-growth-forecast-11548075601
2  https://www.weforum.org/agenda/2019/01/these-13-charts-show-what-the-world-really-thinks-about-globalization-4-0/ 
3 https://www.weforum.org/agenda/2018/12/meet-the-co-chairs-of-davos-2019/
4 https://www.weforum.org/agenda/2019/01/want-a-sustainable-earth-bring-on-the-fourth-industrial-revolution/
5 https://www.weforum.org/agenda/2019/01/here-s-how-5g-will-revolutionize-the-digital-world/
6 https://www.weforum.org/agenda/2019/01/5-reasons-to-be-optimistic-about-reducing-and-reversing-deforestation-tfa/ 
7 www.dasblauewunder.ch 
8 https://www.weforum.org/agenda/2019/01/this-office-in-berlin-is-controlled-by-a-self-learning-brain/
9 https://www.weforum.org/agenda/2019/01/jobs-of-next-20-years-how-to-prepare/
10 https://www.weforum.org/agenda/2019/01/jobs-of-next-20-years-how-to-prepare/

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