Intelligence artificielle: utopie ou dystopie?

Alan Mudie, Société Générale Private Banking

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Une entreprise qui anticipe vos envies... est-ce vraiment de la science-fiction? Pas à en croire les chercheurs de la Rotman School of Management.

 

«Chéri, c’est quoi ce paquet envoyé par Amazon?»

«Aucune idée, ouvre!»

«Ah, génial, le dernier bouquin de Joël Dicker, justement j’avais envie de le lire! Mais comment ont-ils deviné?»

Une entreprise qui anticipe vos envies... est-ce vraiment de la science-fiction? Pas à en croire les chercheurs de la Rotman School of Management. Aujourd’hui, les clients du leader américain du commerce en ligne achètent environ 5% des produits qui leur sont recommandés et cette proportion ne cesse d’augmenter. Impressionnant quand on pense aux 562 millions de références de l’entreprise. Selon Rotman, il serait envisageable de passer un jour du modèle «achat –► livraison» à celui de «livraison –► achat».

Cette potentielle révolution du modèle d’affaires est rendue possible par les progrès réalisés par l’intelligence artificielle (IA), c’est-à-dire la capacité des machines d’apprendre indépendamment des programmeurs humains. L’idée n’est pas nouvelle, la première utilisation de ce terme date de 1956… Mais ce n’est que récemment que les avancées les plus significatives ont été enregistrées, avec l’avènement du «cloud computing» (informatique en nuage), du «big data» (mégadonnées), des calculs informatisés de haute puissance, du «machine learning» (apprentissage informatique) et du «deep learning» (apprentissage profond).

«Progressivement, de nombreux autres domaines,
très éloignés du calcul de données, ont été bouleversés.»

Peu à peu, les machines apprennent des humains et nous arrivons au stade où elles sont capables de réfléchir plus rapidement que nous (Google ou Watson), de reconnaître nos amis ou parents (Facebook ou Baidu), de recevoir des ordres (Siri ou Alexa), d’anticiper nos besoins (Amazon ou Alibaba) ou de conduire nos voitures (Waymo ou Tesla), entre autres choses. Au-delà d’apprendre des humains, les machines apprennent par elles-mêmes. Ainsi, plus nous partageons d’informations en générant des données dans le système, plus les algorithmes s’enrichissent et plus les suggestions de l’IA seront pertinentes à terme.

Quelle est l’importance de l’IA?

Cette révolution peut être comparée à celle des technologies de l’information, qui a permis d’abaisser drastiquement le coût d’un des éléments clés des chaînes de production, à savoir le calcul. Les premières applications étaient militaires, mais rapidement l’informatique a envahi les entreprises, permettant par exemple de révolutionner la comptabilité. Les grands registres comptables recueillant l’inscription des opérations ont disparu, et les commis à la comptabilité ont dû se réorienter.

Progressivement, de nombreux autres domaines, très éloignés du calcul de données, ont été bouleversés. Par exemple, la musique. D’abord, les disques vinyl ont été remplacés par les CD, dès lors que la technologie a permis d’y stocker des chansons sous forme digitale. Par la suite, ces fichiers sont devenus téléchargeables avant que le «streaming» ne s’impose, provisoirement peut-être, pour la consommation de musique.

L’IA permet d’envisager des bouleversements similaires dans un tout autre domaine, la prévision. Jusqu’à présent, la prévision était le domaine privilégié des analystes, chargés par exemple d’anticiper les stocks nécessaires au bon fonctionnement d’une chaîne de production. Pour cela, il leur fallait analyser les variations saisonnières du nombre d’articles vendus, les pics de production précédents, l’évolution de la demande, voire du climat, pour ensuite prévoir les quantités d’articles à commander.

«Le faible coût de stockage informatique permet
de conserver des volumes pléthoriques de données.»

Aujourd’hui, le faible coût de stockage informatique permet aux entreprises de conserver des volumes pléthoriques de données, un véritable casse-tête chinois pour tout analyste humain. Il n’est donc pas étonnant que l’on fasse de plus en plus appel à l’IA pour traiter ces informations. Mieux, les données récoltées représentent un avantage compétitif pour les entreprises. Et plus les volumes stockés seront importants, plus les conclusions de l’IA seront pertinentes.

Ces progrès ont permis l’amélioration continue des systèmes, dont les capacités dépassent souvent celles de l’être humain. Dans la reconnaissance d’objets, la précision humaine est de l’ordre de 95% selon les résultats du concours annuel qu’organise ImageNet. En 2010, le meilleur système d’IA était capable de reconnaître 72% des objets présentés. En 2017, ce taux passait à 97%, dépassant ainsi les performances humaines. Et dans le domaine spécifique de la reconnaissance faciale, les résultats sont époustouflants: le logiciel développé par le chinois Baidu est précis dans 99,77% des cas!

Ce sont ces progrès qui permettent, par exemple, d’envisager des voitures autonomes, les systèmes d’IA pouvant désormais interpréter la signalisation, différencier les divers obstacles de la route, les autres véhicules et usagers etc. et adapter le pilotage du véhicule en conséquence.

Quel potentiel économique pour l’Intelligence Artificielle?

L’impact potentiel de l’IA a fait l’objet de nombre d’études. Les chercheurs du McKinsey Global Institute ont planché sur cette question d’une manière détaillée, en estimant la proportion de l’analyse de données qui sera assurée par l’IA et celle qui restera du domaine des analystes, et ce à travers 19 industries.

Les différents cas utilisateurs étudiés ont permis d’identifier les domaines qui seront potentiellement les plus touchés, par département et par industrie. Les résultats ont été présentés dans le rapport Notes from AI Frontier.

«Les domaines les plus prometteurs se situent
dans la distribution, les voyages et la logistique.»

Les départements où l’analyse des données représente le potentiel le plus important de création de valeur sont, d’une part, le marketing et la vente et, d’autre part, la fabrication et les chaînes logistiques (supply chains). Selon McKinsey, ces deux départements généreront à eux seuls environ 75% de la valeur ajoutée totale produite par les techniques d’analyse, dont plus de la moitié provenant de l’IA.

L’impact de l’IA présente des divergences importantes selon les industries. La moins affectée serait l’aéronautique/défense: moins de 100 milliards de dollars de valeur ajoutée potentielle avec un apport de l’IA inférieur à 25% de l’impact total des techniques d’analyse. Les domaines les plus prometteurs se situent dans la distribution, les voyages et la logistique: la valeur ajoutée totale de l’IA pour ces trois industries dépasserait 1100 milliards de dollars et représenterait entre 3 et 12% du chiffre d’affaires réalisé.

Au total, McKinsey évoque une création de valeur par l’IA comprise entre 3500 et 5800 milliards de dollars. A titre de comparaison, le produit intérieur brut français avoisinera 2900 milliards de dollars en 2018 selon le Fonds monétaire international. Devant ces perspectives, on comprend mieux l’engouement croissant des gouvernements et des entreprises.

Les grands gagnants de l’IA

A la faveur du développement des algorithmes de deep-learning, les pays accueillant les programmeurs les plus performants, les meilleurs analystes de données et les plus grandes populations vont prendre les devants. Avec une multitude de données produites chaque jour par 1,4 milliard de citoyens, la Chine pourrait bien devenir la première économie numérique et dépasser les Etats-Unis en 2018, d’après une étude récente de Statista. Le pays devance déjà les Etats-Unis dans le classement des nouvelles demandes de brevets et des nouveaux octrois de licences, selon l’Institut Wuzhen. Pour rattraper le retard de la France, le président Emmanuel Macron a annoncé le 29 mars 2018 le déploiement d’un plan de 1,5 milliard d’euros sur les cinq prochaines années pour stimuler le partage de données et encourager l’essor de l’IA en Europe.

Le marché est en forte expansion et IDC estime que les dépenses mondiales en informatique cognitive et en intelligence artificielle augmenteront de 12,4 milliards de dollars en 2017 à 52,2 milliards de dollars en 2021, soit un taux moyen de croissance annuel de 46,3% (voir graphique). La quantité de données à laquelle les entreprises ont accès et leur capacité à les analyser constituent des facteurs de réussite de première importance.

Les dépenses en intelligence artificielle devraient croître rapidement ces prochaines années

Dépenses mondiales dans les systèmes d’informatique cognitive et d’intelligence artificielle (Md$)

Sources : Societe Generale Private Banking, IDC (prévisions au 22/03/2018),
*TCAC = taux moyen de croissance annuelle

C’est donc en toute logique que les géants américains et chinois du numérique dominent le marché. Les GAFA outre-atlantique (Google, Apple, Facebook et Amazon) et les BAT dans l’Empire du Milieu (Baidu, Alibaba et Tencent). D’après McKinsey, ils ont investi 20-30 milliards de dollars dans l’IA en 2016, dont 90% en recherche et développement (R&D) et en déploiement, tandis que les start-ups ont dépensé 6-9 milliards de dollars.

Dans quels domaines l’Intelligence Artificielle s’est-elle déployée?

Les domaines dans lesquels l’IA est déjà présente sont nombreux et les projets de développement multiples. Les exemples suivants visent simplement à en illustrer la diversité:

  • Dans les transports par exemple, Google a fait l’acquisition en 2013 de Waze, une start-up israélienne. L’appli Waze, téléchargée sur des millions de smartphones, reconnaît si l’utilisateur est dans une voiture, le géolocalise, mesure sa vitesse, évalue les déviations et embouteillages pour ensuite proposer aux autres utilisateurs des changements d’itinéraire pour optimiser leur temps de trajet.
  • Dans le milieu universitaire, l’IA est également déployée. De nombreux professeurs se servent par exemple de Turnitin, un outil qui permet d’identifier les cas éventuels de plagiat. Pour cela, il faut bien évidemment disposer de vastes bibliothèques d’articles, de pages Internet et de livres auxquels le texte soumis par l’étudiant est comparé. Aujourd’hui, l’IA permet d’aller encore plus loin: en analysant le style, les termes employés précédemment, les machines peuvent détecter le plagiat de sources non-répertoriées dans les bases de données!
  • Dans les centres d’appel, l’entreprise Cogito propose un outil d’analyse en temps réel des conversations téléphoniques, permettant d’identifier automatiquement l’état psychologique des interlocuteurs. Ainsi, les conseillers en ligne peuvent être amenés à modifier leur comportement pour désamorcer des situations difficiles avant même qu’elles ne s’enveniment davantage. L’intelligence artificielle est censée améliorer l’intelligence émotionnelle des conseillers!
  • Enfin, dans un tout autre domaine, l’IA s’utilise de plus en plus dans les champs. La société Blue River Technology emploie le machine learning dans l’agriculture pour identifier les mauvaises herbes dans les champs de culture. Cela permet aux robots d’apprendre à isoler les plantes à traiter et d’administrer un dosage ciblé d’herbicide, ce qui optimise les quantités utilisées et réduit le risque de résistance aux traitements.

On l’a vu, quasiment chaque domaine est concerné et des progrès significatifs ont souvent été réalisés. La santé, l’énergie, l’agriculture, la finance, les médias et la publicité, la distribution et les transports développent tous des solutions d’IA qui optimiseront les prises de décision, réduiront les coûts et trouveront des solutions à des problématiques de plus en plus complexes.

Et quelles sont les limites du déploiement de l’Intelligence Artificielle?

«Chers parents, chers amis, soyez les bienvenus à notre fête de mariage! Mais avant que la fête ne commence, avec ma nouvelle épouse nous vous serions reconnaissants qu’aucune photo de notre mariage ne soit partagée sur les réseaux sociaux!»

Cette demande saugrenue reflète une sombre réalité: la quantité d‘informations récoltée par ces réseaux permet de dresser un profil de plus en plus détaillé des utilisateurs. Leurs amis, leurs goûts, leurs déplacements, leurs opinions, affinités et orientations, politiques, sociales, religieuses voire sexuelles…

«Ce qui permet de lutter contre la criminalité permet également
de suivre de simples citoyens dans leur moindre déplacement.»

Il n’est ainsi pas surprenant que les gouvernements aient commencé à s’en soucier. Ce qui permet d’affiner les publicités affichées sur les sites Internet permet également d’identifier les personnes susceptibles d’être influencées par des messages ciblés, à caractère politique par exemple. Ce qui permet de lutter contre le terrorisme et la criminalité (les caméras de surveillance dotées de reconnaissance faciale, par exemple) permet également de suivre de simples citoyens dans leur moindre déplacement.

Ces risques ont défrayé la chronique au printemps 2018. Tout d’abord, l’utilisation de données personnelles issues de Facebook par la société Cambridge Analytica dans le cadre de campagnes électorales a attiré l’attention des parlementaires américains et européens, soucieux de la violation de la sphère privée tout autant que des risques d’ingérence électorale. Par la suite, la mise en place fin mai du Règlement Général sur la Protection des Données (RGPD) de l’Union Européenne a rappelé aux internautes à quel point de nombreuses entreprises ont pris l’habitude de conserver leurs informations personnelles.

Les inquiétudes face à l’IA sont également d’ordre éthique, voire moral. Dans le domaine de la santé par exemple, les traitements de big data permettent d’affiner les diagnostics, d’identifier les personnes les plus à risque devant les maladies, d’optimiser le développement de nouveaux médicaments, etc. Ces avancées réelles posent néanmoins de nouveaux problèmes. Comment s’assurer que les données utilisées pour créer les algorithmes ne recèlent par de biais susceptibles de fausser les conclusions? Comment réagir si la conclusion de l’IA est de ne pas sauver un patient?

On retrouve les mêmes problématiques dans les transports, devant l’émergence des véhicules autonomes. Comment doit réagir l’IA face à des dangers de mort? Entre les passagers et le piéton qui traverse la route en dehors des passages protégés par exemple? Le Media Lab de l’université MIT a lancé Moral Machine pour sonder l’opinion internationale face à ce genre de questions. Cette plateforme présente des dilemmes moraux auxquels l’internaute doit tenter de trouver des solutions acceptables, avec l’espoir que la «sagesse des foules» obtenue en crowd-sourcing permettra d’améliorer le comportement des machines.

Se posent également des questions pour le marché de l’emploi. Comme à chaque révolution industrielle (les métiers à tisser détruits par les fidèles d’un certain John Ludd, les robots qui envahissent les usines…), on mesure plus facilement les emplois à risque que les nouvelles opportunités offertes par le progrès technologique. Il en va de même pour l’IA. Nombre de routiers, de chauffeurs de bus, par exemple, pourraient perdre leurs postes face à l’émergence des véhicules autonomes.

«Il est peu probable que la sphère politique
ne se saisisse pas de ce problème.»

Même si la technologie a toujours permis de créer de nouveaux métiers pour remplacer les postes qui disparaissent, les changements induits n’en restent pas moins anxiogènes pour les personnes concernées, souvent assez peu qualifiées. Il est peu probable que la sphère politique, notamment les voix les plus populistes, ne se saisisse pas de ce problème.

Conclusion

Nous l’avons vu, la rapidité d’émergence de l’intelligence artificielle et le nombre de domaines qui seront bouleversés vont nécessiter la mise en place d’un nouveau cadre réglementaire. Pour pallier l’utilisation effrénée des données personnelles, pour réfléchir et répondre aux différentes inquiétudes éthiques et morales, pour s’assurer que les travailleurs aient accès aux formations et aux compétences nécessaires face à cette nouvelle révolution industrielle.

Nous nous devons cependant de reconnaître l’importance des bienfaits et l’émergence de nombreux avantages dans une multitude de domaines. Les entreprises exploitant l’intelligence artificielle comme une des solutions aux problématiques de la vie d’aujourd’hui ont certainement encore de beaux jours devant elles.

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