FOMO et TINA: un couple sur le retour

Serge Ledermann, 1959 Advisors

7 minutes de lecture

Cet été, la dure réalité des résultats d’entreprises au second trimestre et la hausse des faillites pourraient toutefois marquer négativement les esprits.

Mai 2020: la reprise boursière se poursuit 

La situation économique mondiale est très mauvaise, mais elle présente des signes évidents de stabilisation. Le dé-confinement progressif dans de nombreux pays d’Asie, d’Europe et aux Etats-Unis améliore considérablement les perspectives de croissance mondiale, et partant supporte les marchés des actions dans leur reprise (initiée le 23 mars). Dans ce contexte, les principaux indices boursiers poursuivent leur redressement: en tête de peloton on retrouve, toujours et encore, les Etats-Unis, mais l’Europe et le Japon ont désormais pris la roue des américains. 

Sur le plan sectoriel, la polarisation observée dès début avril (préférence marquée pour les «bénéficiaires» de la crise, soit IT, services de communication, pharma, produits de première nécessité essentiellement) s’est poursuivie. On enregistre toutefois une amorce de reprise au sein des valeurs délaissées (cycliques, financières et pétrolières) à mesure que l’activité repart dans le monde. La question abordée plus loin est de savoir si la rotation sectorielle et/ou régionale se met plus durablement en place. 

Le franc suisse reste recherché, le dollar poursuivant
son mouvement généralisé de repli.

Bonne tenue également des marchés de taux, surtout dans le crédit. La dette émergente relève clairement la tête (+8%). Dans les stratégies plus alternatives, les obligations convertibles (+6%), alors que l’immobilier coté suisse (en léger recul en mai) et l’or (+2%) continuent à bien se tenir, certes avec un peu moins de momentum récemment. Enfin dans les devises, le franc suisse reste recherché, le dollar poursuivant son mouvement généralisé de repli. Bonne tenue de l’euro qui bénéficie des perspectives de mise en place d’un véritable programme de financement commun. A l’évidence, les grands argentiers sont toujours pleinement à la manœuvre, ce qui permet aux investisseurs de reprendre courage et plus de risque dans les portefeuille. Nous verrons plus loin toutefois que les flux restent très timides. 

Evolution des grandes classes d’actifs depuis le début de l’année (foncé) et pour le mois de mai (clair) en monnaies locales au 28.5.2020 (le pétrole est ajusté pour ne pas écraser le graphique)
Source: Banque Paris Bertrand

 

La dynamique de la «ré-ouverture» porte l’espoir

La crise sanitaire est toujours présente, mais elle évolue. La phase aigue semble passée en Europe et dans une certaine mesure aux Etats-Unis. Il reste une propagation importante en Amérique latine, principalement au Brésil où la gestion catastrophique de la crise ressemble en tous points à celle du «génie» de la Maison-Blanche. Dans ce contexte plus favorable, le dé-confinement a pu démarrer dans le courant du mois de mai. Nous observons que les trajectoires de l’épidémie sont très différentes entre la Chine (confinement brutal et strict), l’Europe (confinement discipliné et rapide à l’exception de l’Italie et l’Espagne qui hébergeaient les premiers foyers) et enfin les Etats-Unis (plateau plus long en raison de la confusion créée par l’administration). L’observation des courbes et du facteur R0 au cours des prochaines semaines permettra de mieux définir la trajectoire de la sortie de crise. Une éradication définitive du virus ne sera possible qu’avec un vaccin.

L’évolution de l’épidémie en 3 phases autour de la planète
(nombre de cas nouveaux confirmés et de décès, par jour/moyenne sur 7, Etats-Unis en noir, Chine en rouge et orange, Europe en bleu)

Source: Gavekal

 

La reprise de l’activité s’organise en Europe et aux Etats-Unis, ce qui permet d’affirmer que les indicateurs du cycle économique forment leur plancher en mai (sauf si nous avons une deuxième vague d’infection), et vont sensiblement s’améliorer au cours des prochaines semaines. Les données à haute fréquence de publication (commerce de détail, loisirs, cosmétiques et santé, mouvements des personnes, consommation d’électricité, etc…) donnent des signes tangibles de reprise, même si cette reprise s’enclenche depuis des niveaux très déprimés. La contraction économique est majeure (-8% du sommet au creux en terme de PNB), ce qui constitue la plus importante récession depuis la Seconde Guerre mondiale. La forme et l’intensité de la reprise sont encore incertaines, mais l’outil de production est intact. Il convient donc d’éviter que le citoyen reste sans revenus trop longtemps. Le modèle européen de chômage partiel devrait permettre un redémarrage plus rapide que la mise massive au chômage pratiquée aux Etats-Unis.

Relevé d’activité journalier dans les services des principales économies
(high frequency data en % de la base, moyenne sur 5 semaines, Chine rebasée en raison du décalage dans le début de la pandémie) entre le 20 janvier et le 25 mai

Source: Pictet Wealth Management

 

Les banquiers centraux demeurent prudents et préviennent des mauvais chiffres économiques à venir, tout en confirmant dans la foulée être prêts à ajouter de la substance à leurs programmes de soutien monétaire si nécessaire! De son côté, la Réserve fédérale penche en faveur de plus d’assouplissement monétaire (QE) et va donner des indications prospectives («forward guidance» à la place du contrôle explicite de la courbe des taux). Elle annonce également qu’elle n’envisage aucunement d’entrer en territoire négatif avec ses taux directeurs. La Banque centrale européenne avait annoncé un peu plus tôt le renforcement de son programme de financement d’urgence «pandémique». Idem au Japon. Enfin, la Chine indique elle aussi qu’elle va renforcer son soutien monétaire à l’économie en allégeant les exigences de réserves bancaires et en réduisant les taux.

Les efforts monétaires et fiscaux sont colossaux.

Les mesures fiscales sont énormes et peuvent encore être augmentées «le cas échéant». Cela ne se passe cependant pas sans accroc, notamment aux Etats-Unis où le clivage politique se cristallise sur ce thème. En Europe par contre, un peu de lumière apparaît dans le débat Nord-Sud avec l’initiative franco-allemande de «Recovery Fund»: le montant de 750 milliards d’euros (500 en subventions et 250 en prêts) confirmé par la Commission le 27 mai est équivalent à plus de 4% du PIB de l’Union européenne (UE). C’est véritablement le modèle proposé plus que les montants engagés qui marque les esprits: l’UE sera autorisée à s’endetter en son nom propre en s’appuyant sur son budget. Ainsi, Macron et Merkel ouvrent un nouvel horizon par un acte politique majeur en faisant un pas vers une politique fiscale plus communautaire. A ce stade, il est en effet proposé d’allouer ces fonds à des buts spécifiques liés à la pandémie (et non en fonction de la taille des économies). Le plan doit encore être validé par les Vingt-Sept, et notamment par les «Frugal-Four», opposés aux mécanismes de redistribution entre les Etats. 

Comme indiqué, les efforts monétaires et fiscaux sont colossaux. Au dernier relevé, nous parlons de l’équivalent de 25% de la taille des grandes économies, avec un effort majeur de 44% pour les Etats-Unis. Pas étonnant dès lors que les marchés financiers apprécient! 

Sommes des efforts monétaires et fiscaux déployés depuis février pour lutter contre la crise sanitaire
(mesurées en trillions de dollars et en % des Produits Nationaux Bruts respectifs)

Source: Cornerstone Macro

 

La lutte contre la pandémie est mondiale, les méthodes sont diverses et la recherche de solutions sanitaires est intense, autant d’éléments qui permettent de se projeter dans un avenir meilleur. Les leçons de la crise de 2008 ayant été parfaitement retenues par les grands décideurs. 

Les questions sur la gestion de ce surplus de dettes passent pour l’heure au second plan, mais elle constituera à n’en point douter un débat essentiel dès l’an prochain. Dans la même veine, le gonflement dans des proportions jamais vues des bilans de banques centrales fait craindre le retour de l’inflation (comme depuis la dernière crise, mais sans que nous l’ayons encore vécue!). Nous aborderons ce thème dans une prochaine chronique, tant ce phénomène ne nous semble pas d’actualité (la vélocité de la monnaie est toujours très faible). 

Comme souvent, il existe une déconnection
évidente entre la bourse et l’économie.

Sur le plan politique, les tensions à l’échelon mondial ne sont pas dissipées. Aux Etats-Unis, la campagne électorale est lancée. Elle promet d’être agressive, irrespectueuse et peu élégante, dans la continuité du comportement du Président sortant. La rhétorique de représailles politiques et financières est à nouveau engagée avec la Chine, ce qui ne va pas fluidifier les échanges commerciaux dans le monde. La mainmise récente de Pékin sur Hong Kong ne va certainement pas détendre l’atmosphère. Enfin, la négociation de sortie de la Grande-Bretagne avec l’UE va reprendre prochainement alors que les deux parties sont pour l’heure loin d’un accord. 

«Situation sans précédent» comme nous le disions le mois dernier. Les banques centrales ont permis de limiter les risques extrêmes, amener les taux longs au plancher et liquéfier tous les segments des marchés financiers. Ces actions et déclarations ont eu un effet très clair et immédiat sur les cours boursiers, déclenchant un rebond généralisé des prix, rebond le plus fort et le plus rapide de l’histoire des marchés des actions! A tel point, que la plupart des investisseurs ont été pris de court, les statistiques des flux indiquant une dynamique bien différente, puisque – jusqu’à récemment – seuls les fonds de trésorerie ont enregistré des flux positifs!

La rotation attendue des obligations vers les actions n’a pas encore eu lieu!
(flux cumulés dans les fonds globaux actions en bleu et obligations en jaune, exprimés en milliards de dollars au 19 mai)

Source: Al Man Capital Research/EPFR/BofA/

 

Par ailleurs, les positions en actions «à découvert» demeurent très importantes aux Etats-Unis, constituant un gisement important de flux acheteurs (de couverture) à venir. Alors, comment expliquer l’ampleur de ce rebond simultanément à la profondeur de la récession? Si les investisseurs dits institutionnels (traditionnels acheteurs anti-cycliques) sont peu présents, on observe un regain d’activité de la part d’un acteur pour le moins inattendu, le particulier. Nous avons toutefois des difficultés à comprendre comment un groupe qui représente peu de capitaux peut à lui seul bouger la plus grande bourse du monde. Il nous semble qu’une autre force est à l’oeuvre pour influencer les cours. Nous y reviendrons dans la partie finale de cette chronique. 

Revenus moyens journaliers des plateformes de transactions en ligne aux Etats-Unis
(mesuré par le nombre de transactions par trimestre de 2009 à 2020)

Source: Bianco Research/Bloomberg

 

Les marchés des actions se projettent dans le long terme

Comme souvent, il existe une déconnection évidente entre la bourse et l’économie. C’est vrai, mais parlons plutôt d’un certain décalage. Les marchés financiers fonctionnent sur la base d’anticipations (rationnelles ou irrationelles). Dans le cas présent, certains investisseurs se projettent déjà sur 2021 et 2022, passant carrément à pieds joints sur 2020. Ils considèrent que les taux d’intérêt vont rester accrochés à zero et estiment par conséquent que les seuls vecteurs de performance se trouvent dans les actions (et dans une certaine mesure les obligations à haut rendement et certaines matières premières). Retour donc de la répression financière qui pousse les investisseurs vers les actifs plus risqués: TINA (there is no alternative) et FOMO (fear of missing out) sont de retour. Pour l’heure, ce sont les bonnes nouvelles du déconfiment qui portent les marchés. Toutefois au cours de l’été, la dure réalité des résultats des entreprises pour le second trimestre (qui seront affreux!), l’augmentation du nombre de faillites et les indications (probablement prudentes) sur l’état de la reprise des affaires pourraient marquer négativement les esprits. Cette période pourrait donc enregistrer des reculs de cours notables. Passé donc le sentiment d’œil du cyclone (sorte de havre de paix dans un enfer météorologique) que nous mentionnions le mois dernier. 

Bonne corrélation entre la confiance des consommateurs et l’évolution de l’indice boursier américain sur la durée… quid en ce moment?

Source: Al Man Capital Research/Piper Sandler

 

Mais revenons sur la dynamique du marché américain (véritable moteur des marchés mondiaux) au cours des dernières semaines. Certains experts observent un phénomène qui existe depuis longtemps, mais qui semble s’accentuer récemment: les prix se forment essentiellement en dehors de heures «officielles» de cotation, soit sur les modèles de transactions systématiques (90% du volume total!) alors que le «retail» ne contribue que pour 2%! Conclusion préliminaire: les variations de prix sont largement influencées par les algorithmes de transactions à haute fréquence basés sur le momentum. Dès lors à quoi servent les séances «officielles»? Inquiétant , non?

La majorité des mouvements dans l’indice S&P 500 se passe pendant la nuit (américaine); évolution de l’indice quand le marché est fermé en ligne bleue, et quand le marché est ouvert en ligne grise (-20% en 27 ans!)

Source: Arbour Research

 

Pour tenir le cap de notre processus, nous suivons la feuille de route définie depuis le début de la pandémie: Les premiers marqueurs concernant les marchés de taux se sont mis en place rapidement dès fin mars: liquidité, détente des spreads de crédit et marchés primaires plus actifs. Autre marqueur important, la détente sur le front du dollar (devise internationale de financement) une fois les lignes de crédit entre banques centrales activées. 

Au cours des prochains mois, il faudra bien faire
la différence entre liquidité et solvabilité!

Les banques centrales contrôlent les courbes de taux et la liquidité est revenue dans une bonne mesure dans le crédit. Au cours des prochains mois, il faudra toutefois bien faire la différence entre liquidité et solvabilité! L’observation transversale «cross-asset» confirme que le dégel des marchés de taux a permis aux actions de reprendre de l’altitude, avec un leadership très sélectif centré sur les «grandes capitalisations de qualité et de croissance». Rappelons également une fois de plus que le marché boursier n’est pas une représentation parfaite de l’économie qui est constituée en majorité de petites entreprises, précisément celles qui souffrent en ce moment. 

Forte polarisation sur quelques entreprises qui tirent l’indice aux Etats-Unis (comparaison entre l’indice S&P 500 basé sur les capitalisations et l’indice Value Line – ligne verte - basé sur la médiane des sociétés cotées): la médiane est au même niveau qu’en 1997!

Source: Al Man Capital Research/Value Line

 

Depuis la mi-mai, nous observons la reprise marquée des segments les plus cycliques (plus «value» également) dans tous les marchés des actions, processus attendu à mesure que les indicateurs avancés d’activités (PMIs) se stabilisent. Cette dynamique peut se poursuivre au cours des prochaines semaines, ce qui nous incite à favoriser temporairement les marchés européens et émergents (susceptibles de refaire une partie de leur retard), sans pour autant augmenter notre exposition aux actions (en position neutre). Conformément à notre feuille de route, nous avons progressivement augmenté notre exposition aux obligations d’entreprises (de première qualité et à haut rendement) de manière sélective, en Suisse, en Europe et aux Etats-Unis. Ces actifs continuent à receler une réserve de performance (même si les spreads ne se contractent pas plus loin) à moyen terme. Nous conservons nos positions en actifs de protection (or, obligations souveraines, franc suisse). Enfin, l’immobilier coté suisse est conservé en position sur-pondérée.

La bonne compréhension de la qualité des actifs en portefeuille reste centrale dans notre analyse, car la meilleure liquidité ne veut pas dire meilleure solvabilité. La crise sanitaire met au défi les affaires en stress financier et au modèle d’affaires contesté. La bonne diversification des actifs avec le biais qualité permet aux portefeuilles qui nous sont confiés de se montrer résilients pendant les périodes de crise et suffisamment dynamiques pour profiter des stimulus monétaires actuellement dans les marchés.

Note de la rédaction: cette chronique a été rédigée en sortie de confinement à Tannay, Canton de Vaud, le 30 mai 2020.

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