ESG et intérêts stratégiques

Olivier Rech, Beyond Ratings

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La découverte d’hydrocarbures en Afrique du sud confirme l’importance du facteur énergétique dans l’analyse de risque souverain.

Dans le cadre d’une analyse innovante de risque souverain, l’intégration du facteur énergétique nécessite d’en saisir le caractère multifactoriel : l’énergie comme facteur de production, source de revenus, pilier d’un modèle de développement économique, élément de premier ordre dans les géopolitiques régionale et mondiale, mais également enjeu conjoint et croissant de la diplomatie déployée dans le cadre des négociations climatiques internationales. Plusieurs pays présentent actuellement le cas d’une évolution de grande ampleur de position énergétique, à même d’affecter leurs intérêts stratégiques et leur profil de risque : l’Egypte et son potentiel de ressources gazières offshore, le Sénégal et la Mauritanie via la gestion des ressources frontalières en hydrocarbures, et le cas, hors norme, que constitue l’Arabie Saoudite en tant que désormais potentiel facteur de déstabilisation des relations pétrolières internationales.

L’Afrique du sud fournit un nouvel exemple du poids du facteur énergétique dans les intérêts stratégiques nationaux. Une découverte d’hydrocarbures offshore a été annoncée par la compagnie TOTALL’accueil unanimement positif que la scène sud-africaine a réservé à cette annonce doit être compris à la lumière de la situation économique et énergétique du pays mais également de l’héritage historique. La filière de liquéfaction du charbon constitua, sous le régime de l’apartheid, la principale alternative aux importations pétrolières très fortement contraintes du fait des sanctions internationales. Bien que le pays ait renoncé au régime d’apartheid depuis 25 ans, près de 25% de la consommation pétrolière domestique demeure satisfaite par la liquéfaction du charbon, le solde étant massivement importé. 

La possibilité de nouvelles sources domestiques
d’hydrocarbures apparaît comme un facteur positif.

Par ailleurs, le plafonnement de la production nationale de charbon depuis 10 ans n’est pas étranger aux contraintes chroniques, sur la génération électrique et sur la compagnie nationale Eskom, qui constituent un frein de premier ordre sur l’activité économique, en dépit du développement de filières de génération alternatives. Dans ce contexte, la possibilité de nouvelles sources domestiques d’hydrocarbures apparaît comme un facteur positif, synonyme de résilience économique et sociale accrue. Ces découvertes laissent entrevoir la perspective d’une moindre dépendance au charbon, en particulier pour le secteur des transports, de contraintes réduites sur le secteur électrique et de maîtrise renforcée de la trajectoire nationale de décarbonation.
Le fait que la situation énergétique de l’Afrique du sud puisse bénéficier du succès enregistré par la compagnie française TOTAL n’est pas sans ironie. Car si la situation énergétique française présente des indicateurs de performance très supérieurs à ceux de l’Afrique du sud, les intérêts stratégiques de la France ont été singulièrement attaqués et sa position énergétique affaiblie en raison de la perte de contrôle des entreprises Alstom et Technip. 

Le Département de la Justice des Etats-Unis a pu mener, en vertu du caractère extraterritorial de la législation étasunienne, une procédure exclusivement à charge et infliger aux groupes français deux des plus grosses amendes qui ont frappé des entreprises européennes. Les conséquences sont dramatiques dans le sens où la France a perdu le contrôle de la quasi-totalité des technologies, des capacités de R&D et d’ingénierie cruciales qui ont prévalu dans le panorama énergétique des 50 dernières années et, facteur aggravant, prévaudront dans le panorama émergent de la décarbonation qui demandera un déploiement sur plusieurs décennies. 

L’indépendance énergétique nationale française, avec la perte d’Alstom et du contrôle de la technologie des 58 réacteurs nucléaires, n’est plus qu’une illusion, quels que soient le degré de risque sur le marché international de l’uranium, au demeurant faible, et la part de la filière MOX dans l’approvisionnement en combustible. La perte de Technip prive l’industrie française de compétences cruciales dans les industries du gaz naturel liquéfié, l’ensemble des technologies en offshore et des filières d’énergies renouvelables d’échelle industrielle (éolien offshore par exemple). Eu égard à la somme des investissements, publics et privés, qui furent nécessaires sur plusieurs décennies pour faire émerger ces deux entreprises qui furent des leaders de taille mondiale, on ne peut que craindre que ces pertes soient irréversibles.

Les cas Alstom et Technip illustrent la faiblesse
des méthodologies ESG en matière de gouvernance des corporates.

Le propos brièvement développé ici questionne à trois niveaux la généralisation de l’analyse ESG par l’ensemble de la sphère financière. En premier lieu, les deux grands axes de caractérisation du risque ESG ne sont pas indépendants l’un de l’autre. Les intérêts micro et macro-économiques sont nécessairement convergents à un terme qui peut être dramatiquement plus court que celui de Keynes dans lequel «nous sommes tous morts». Ceci plaide à minima pour des développements méthodologiques harmonisés et cohérents entre les différentes classes d’actifs. En second lieu, les cas Alstom et Technip illustrent la faiblesse des méthodologies ESG en matière de gouvernance des corporates. Les assurances maintes fois renouvelées de la part du management de ces deux groupes, auprès de l’ensemble des parties prenantes, salariés, actionnaires, pouvoirs publics, sont restées lettre morte, occasionnant des dommages désormais considérables. En troisième lieu, on peut porter sur les cas de la France et de l’Afrique du sud un regard d’historien. La tendance de long terme de raréfaction des hydrocarbures et les engagements internationaux visant à la réduction des émissions de GES déplacent le caractère critique du facteur énergétique du critère historique de l’accès aux ressources vers celui du contrôle de la technologie. Or, la France a perdu en quelques années les fruits de plus d’un demi-siècle d’investissement stratégique. 

A l’aube de la nouvelle ère énergétique, la France se trouve dramatiquement affaiblie et recule dans la hiérarchie internationale. Un pays comme l’Afrique du sud, combinant les atouts du passé que sont l’accès aux ressources et ceux du futur que sont la culture et l’ambition technologiques, est en passe de bâtir une position stratégique énergétique supérieure à celle de la France. Ce n’est pas le moindre des défis pour l’analyse ESG que de capturer ces déterminants fondamentaux de long terme.

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