En attendant Godot? – Weekly Note de Credit Suisse

Burkhard Varnholt, Credit Suisse

7 minutes de lecture

État des lieux: dix ans de politique monétaire expansionniste. Resserrement de la vis monétaire: possibles répercussions d’un QT. Où va la politique monétaire suisse? Ce que le passé révèle sur le futur.

De nombreux investisseurs se demandent quand et comment le changement de politique monétaire déjà amorcé aux États-Unis va faire bouger les marchés, car après dix ans de d’«assouplissement quantitatif» (Quantitative Easing ou QE en anglais), certains attendent un revirement de tendance, c’est-à-dire un «resserrement quantitatif» (Quantitative Tightening ou QT en anglais). Reste à savoir si ce resserrement se produira et, dans l’affirmative, quelles en seront les conséquences pour l’économie et les marchés. Les investisseurs peu enclins à prendre des risques se demandent donc comment ils devraient se préparer à la fin de cette décennie de liquidités bon marché. Difficile à dire. Nous étudions donc les paroles et les actes des responsables de la politique monétaire, nous jetons un regard sur l’histoire de la Banque nationale suisse et nous constatons que les taux d’intérêt sont susceptibles de rester bas plus longtemps. L’attente du QT pourrait-elle s’assimiler à «l’attente de Godot»? Et la crainte qu’elle suscite est-elle injustifiée? Enfin, nous commentons la performance réjouissante du Credit Suisse sur la base des dernières décisions du Comité de placement.

1. État des lieux: dix ans de politique monétaire expansionniste

«Le gouvernement américain dispose d’une technologie appelée imprimerie (ou son équivalent électronique aujourd’hui) qui lui permet de produire autant de dollars qu’il le souhaite sans frais (…)»  

Déclaration de Ben Bernanke, ancien président de la Réserve fédérale, tirée d’un discours prononcé devant le Congrès américain en novembre 2002

«L’assouplissement quantitatif ne fonctionne pas en théorie, mais il fonctionne dans la pratique.» 

Réponse de Ben Bernanke à la question de savoir si la réaction de la Réserve fédérale à la crise financière de 2009 s’était révélée judicieuse.

Avec ces déclarations percutantes, l’ancien président de la banque centrale américaine a montré que celle-ci se tenait prête en permanence à réagir également à des situations de marché inhabituelles au moyen de méthodes tout aussi inhabituelles. Faire tourner la planche à billets (QE) pour enrailler énergiquement une spirale de déflation comme ce fut le cas en 2009 était en effet un moyen peu conventionnel, mais pas sans précédent, car une politique monétaire expansive similaire avait déjà été mise en œuvre de 1955 à 1968. En juillet 2012, face à la crise de la zone euro, Mario Draghi, le président de la Banque centrale européenne, a fait preuve de la même détermination que Ben Bernanke: avec ces mots devenus légendaires «Whatever it takes», il a exprimé avec crédibilité sa volonté de prendre toutes les mesures nécessaires pour assurer l’intégrité de l’union monétaire. Et lorsque le marché interbancaire s’est retrouvé quasiment paralysé, en 2009 d’abord puis pendant la crise de la zone euro, les banques centrales ont abaissé leurs taux directeurs de manière coordonnée et ont assumé elles-mêmes, à différentes reprises, la fonction d’ultime prêteur. Et comme cette politique n’est pas restée sans conséquences pour le système monétaire mondial, certains pays tels que la Suisse, la Suède, le Danemark ou encore la zone euro ont même ramené leurs taux directeurs en territoire négatif. Le graphique 1 illustre dans quelle mesure les bilans des grandes banques centrales du monde se sont gonflés après la crise financière de 2009, sous l’effet du QE:

Les opinions divergent à propos des possibles conséquences de cette politique monétaire expansionniste. Les répercussions qui ressortent les plus sont au nombre de cinq:

  1. La rapide expansion soutenue a été un élément déterminant qui a permis de sortir des cercles vicieux générés par la crise financière mondiale de 2009 et par celle de la zone euro en 2011. Mais la mesure dans laquelle la reprise subséquente de l’économie et des marchés était attribuable aux politiques monétaire, budgétaire ou économique est controversée. La vérité se trouve probablement quelque part au milieu: l’économie, la consommation ainsi que la politique monétaire et budgétaire ont toutes contribué au redressement. Parallèlement, beaucoup estiment que le faible niveau persistant d’inflation compte probablement parmi les effets connexes surprenants du QE, car le renchérissement à un niveau d’environ 2% que ce dernier visait ne s’est manifesté nulle part. Et si l’inflation demeure inexistante jusqu’ici, c’est grâce à la libre concurrence, à la mondialisation et à la numérisation.
  2. De l’avis général, le QE a déclenché une chute des taux d’intérêt à l’échelle mondiale, mais il y a divergence d’opinions lorsqu’il s’agit de déterminer s’il pourrait stimuler l’inflation sur le long terme.
  3. À l’échelle mondiale, dix années d’«argent bon marché» ont favorisé le gonflement de la dette à un niveau nettement supérieur à celui de 2009. Mais comme les taux d’intérêt ont chuté plus rapidement que l’endettement n’a augmenté, le service de la dette se maintient encore à un niveau acceptable pour la plupart des débiteurs, comme notre récente étude de l’endettement mondial l’expose en détail1.
  4. La baisse des taux d’intérêt, parfois en territoire négatif, a induit d’une part une hausse des primes de risque des placements financiers et diminué d’autre part la préférence des investisseurs institutionnels pour les liquidités. Les caisses de pension suisses, par exemple, se sont progressivement détournées de ces dernières pour investir dans l’immobilier (et très peu dans les actions) (voir le graphique 2). Les ménages privés helvétiques ont augmenté leurs réserves de liquidités à hauteur de 800 milliards de francs depuis 2009 (vous avez bien lu). Cette évolution contredit la théorie selon laquelle les investisseurs privés placent davantage d’argent dans les actions lorsque les taux d’intérêt sont faibles.
  5. Il semble incontesté qu’en raison de la baisse des taux d’intérêt, la plupart des investissements déploient un effet de richesse positif. En revanche, les opinions divergent quant à l’étendue de ce dernier et aux mécanismes qui prévalent. Les banques centrales et les sciences économiques réfutent généralement le fait que leurs investissements seraient en grande partie responsables de la hausse des marchés boursiers (graphique 3). Ce point est important, car si c’était le cas, leurs dégagements pourraient également déclencher de fortes chutes de cours.
    Il existe plusieurs bonnes raisons de contredire l’affirmation populaire selon laquelle les banques centrales créeraient une bulle boursière artificielle: premièrement, ces institutions détiennent relativement peu d’actions. Deuxièmement, la solide progression de nombreux titres ces dix dernières années s’explique également par l’augmentation tout aussi forte des bénéfices des entreprises. Troisièmement, depuis la crise financière de 2009, les ménages privés et les caisses de pension ont principalement augmenté leurs volumes de liquidités, d’obligations et d’investissements immobiliers alors que leur pondération moyenne des actions reste inférieure aux niveaux d’avant cette crise tant en Europe qu’aux États-Unis. La plupart des placements boursiers réalisés depuis 2009 n’ont en effet pas été effectués par ces investisseurs mais par des entreprises qui rachetaient leurs propres titres en raison des valorisations avantageuses de ces derniers et du faible coût du capital.

2. Resserrement de la vis monétaire: possibles répercussions d’un QT

«Nous essayons de rendre la chose ennuyeuse.»

Réponse de John C. Williams, président de la Fed de New York, à la question de savoir comment la Fed américaine réduirait son bilan.

«Réduire le bilan de la Fed, ce sera comme regarder de la peinture sécher.» Déclaration de Janet Yellen, ancienne présidente de la Fed américaine, lorsqu’elle a annoncé que cette dernière allait dégonfler son bilan.
«Je suis certain que lorsqu’il faudra réduire le bilan, nous trouverons que c’est beaucoup plus facile que de l’élargir.» 

Sir Mervyn King, ex-gouverneur de la Banque d’Angleterre, en février 2012

«Je pense que la réduction du bilan s’est faite en douceur et qu’elle a servi le but recherché. Je ne nous imagine pas changer quoi que ce soit à cela… Nous entendons poursuivre dans cette voie en pilote automatique ...» 

Réponse spontanée de Jerome Powell à la question concernant le succès et la poursuite du QT en décembre 2018

«Je dirai simplement que nous resterons attentifs à cette question..., très attentifs au message envoyé par les marchés, et nous tiendrons compte de ces risques de baisse dans la poursuite de notre politique.»

Réponse de Jerome Powell, en janvier 2019, à la question de savoir si la Fed américaine mettrait réellement en œuvre la métaphore du «pilote automatique» au vu des turbulences des marchés en 2018

«Nous ne sommes pas loin d’un niveau efficace de réserves.» 

Réponse de Patrick Harker, président de la Fed de Philadelphie, en février 2019, à la question de savoir quand la Fed américaine achèverait la réduction de son bilan.

Des investisseurs me demandent régulièrement ce qu’un abandon de la politique monétaire expansive impliquerait pour eux. La problématique se résume en fait à deux questions: premièrement, quelle est la probabilité d’assister à une réduction quantitative des liquidités, c’est-à-dire au passage du QE à un QT? Deuxièmement, quel serait l’impact d’un QT sur les marchés? Malheureusement, il n’est pas possible de répondre individuellement à chacune de ces questions. En fait, si les banques centrales pouvaient modifier leur bilan sans encourir de risques ni subir d’effets connexes, elles se livreraient à de nouvelles expériences. Mais compte tenu des répercussions possibles d’une telle manière de procéder, elles accordent régulièrement la priorité à la prudence. Et c’est une bonne chose. 

Lorsque Jerome Powell, le président de la Fed, a utilisé l’image du pilote automatique en 2018 (voir ci-dessus), il a déclenché un tollé dans les médias et sur les marchés. Comme il fallait s’y attendre, il a rapidement relativisé ses propos, soulignant l’importance d’une attitude prudente ainsi que la capacité d’action actuelle de la Fed, et il a laissé entendre que cette dernière pourrait mettre fin cette année déjà à sa stratégie de QT annoncée en 2018. Cette déclaration a contribué au redressement général des marchés depuis le début de l’année, et elle est également la raison pour laquelle les marchés obligataires américains n’anticipent actuellement pas d’autre resserrement quantitatif, que ce soit sous la forme d’un relèvement des taux ou d’un retrait de liquidités. Il est dans la nature des choses que les paroles et les actes coïncident souvent en politique monétaire et que celle-ci soit tout particulièrement l’esclave de sa propre histoire. Ou, comme Jean Jacques Rousseau l’a formulé: «L’homme est né libre et partout il est dans les fers». 

Quoi qu’il en soit, lorsque des investisseurs se demandent quelles pourraient être les conséquences d’un revirement de politique après dix ans d’assouplissement quantitatif, on pense instinctivement à l’augmentation du coût du capital, laquelle ferait souffler un fort vent contraire pour l’économie et ses débiteurs (l’État étant généralement le plus grand d’entre eux). C’est pourquoi l’inquiétude concernant un QT fait en quelque sorte pendant à l’espoir (souvent exagéré) qui est lié au QE. Et comme le diable se cache profondément dans les détails lors de l’analyse de tels scénarios, nous nous contentons de jeter un regard au passé. Or, on n’y trouve aucune comparaison directe pour une réduction de bilan. Par conséquent, nous étudions les périodes pendant lesquelles la Fed américaine a relevé ses taux directeurs (graphique 4), ainsi que la performance des actions américaines et internationales pendant et après de telles phases de QT (voir tableaux 1 et 2).

3. Où va la politique monétaire suisse? Ce que le passé révèle sur le futur

Une chose est sûre: une réduction du bilan de la même ampleur que sa récente expansion n’a jamais eu lieu. Il est également probable qu’aucune banque centrale au monde estime qu’il soit possible ou souhaitable de ramener son bilan au niveau d’avant la crise financière. La Fed américaine a déclaré récemment qu’un QT n’impliquait pas un retour au volume de son bilan d’avant 2009, mais qu’il s’agissait plutôt d’opérer une réduction progressive de 4500 milliards de dollars à environ 3500 à 4000 milliards. Pourquoi? Premièrement parce que l’on s’accorde à dire aujourd’hui que les bilans des banques centrales étaient trop modestes avant la crise financière et qu’ils devront rester nettement supérieurs à l’avenir, de manière à conserver des munitions monétaires pour pouvoir faire face à une nouvelle crise, même si les taux d’intérêt sont bas. Deuxièmement, une grande partie des bilans actuels des banques centrales est le résultat du durcissement des exigences en matière de fonds propres imposées au système bancaire depuis la crise financière. Troisièmement, la détention de dettes de leur propre État permet aux banques centrales d’aligner leurs intérêts sur ceux de celui-ci. Depuis des décennies, le Japon démontre qu’une telle politique est pérenne. Sa banque centrale, qui détient plus de 40% de la dette publique, est le plus grand créancier de l’État avec les caisses de pension du pays.

Étudions le cas de la Banque nationale suisse (BNS):

Comme la majeure partie du bilan de la BNS se compose de placements en monnaies étrangères, même l’expiration de ses positions obligataires ne réduirait pas son bilan. Il est révélateur de constater que par le passé elle n’a pratiquement jamais vendu ni pu vendre de grands volumes de devises. La raison en est très simple: si la BNS liquidait ses réserves de devises, elle provoquerait une appréciation du franc suisse, une évolution qui s’est toujours révélée problématique pour notre pays axé sur les exportations. Et cela est plus vrai que jamais aujourd’hui compte tenu de la taille sans précédent de son bilan. Le dilemme de la BNS, qui ne détient guère d’emprunts de la Confédération, ne se distingue de celui de la Fed ou de la BCE que sur le plan comptable. Il est en revanche identique sur le plan économique. Aucune banque centrale ne peut sérieusement envisager de ramener la taille de son bilan au niveau d’avant 2009. Et lorsque Ben Bernanke recommande de miser sur une approche de «taux bas sur une période plus longue»², il se fait également le porte-parole de la plupart des banquiers centraux occidentaux. Ceux qui mettent en garde contre un tsunami monétaire devraient donc attendre en vain, à l’instar de ceux qui attendent Godot.

4. Décisions actuelles du Comité de placement du Credit Suisse

L’excellente performance affichée par la stratégie de placement du Credit Suisse depuis le début de l’année soulève inévitablement la question de savoir si et comment elle peut être maintenue au même niveau. Comme nous avons déjà réalisé une partie des bénéfices enregistrés depuis début janvier lors de notre avant-dernière réunion, nous avons décidé cette semaine de garder le même cap pour l’instant. En surpondérant les valeurs chinoises, les technologies de l’information et l’énergie, nous devrions en outre continuer à participer au potentiel haussier des marchés, tandis que nos placements dans le segment du revenu fixe stabilisent nos positions. Nous décelons toujours un rapport équilibré entre les opportunités et les risques, ainsi que des primes de risque d’action attractives. Parallèlement, nous exploitons le niveau anormalement faible de volatilité pour effectuer des opérations de couverture soigneusement sélectionnées, lesquelles semblent nettement plus intéressantes aujourd’hui qu’au dernier trimestre.

1 Credit Suisse Research Institute: «Assessing Global Debt», décembre 2018 (par Oliver Adler et Michael O’Sullivan)
2 https://www.brookings.edu/blog/ben-bernanke/2019/02/21/evaluating-lower-for-longer-policies-temporary-price-level-targeting/

A lire aussi...