Cristallisation des risques pour les pays émergents

François Faure, BNP Paribas

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Au-delà des effets récessifs sur le commerce mondial liés aux tensions sino-américaines, c’est la reprise de l’investissement privé dans les pays émergents qui pourrait être menacée.

Les risques sur la croissance des pays émergents se cristallisent. Les exportations ralentissent et les flux d’investissements de portefeuille se sont taris, reflet des interrogations sur l’ampleur de la remontée des taux longs aux Etats-Unis, la vigueur du dollar et les menaces de guerre commerciale. L’appréciation du dollar a conduit plusieurs banques centrales à relever leur taux d’intérêt. L’augmentation des barrières tarifaires par les Etats-Unis et les mesures de rétorsion consécutives ne peuvent qu’accentuer le ralentissement des exportations. Au-delà des effets récessifs sur le commerce mondial, c’est la reprise de l’investissement privé dans les pays émergents qui pourrait être menacée. 

Après avoir accéléré au premier semestre 2017, la croissance du PIB réel agrégé de notre échantillon de 26 économies émergentes s’est stabilisée autour de 5,4% entre le T3 2017 et le T1 2018. On observe cependant un ralentissement en Europe centrale (à l’exception de la Pologne) et en Turquie, qui devrait s’étendre à un plus grand nombre de pays au T2. En effet, après une forte accélération à l’été 2017, la dynamique des échanges extérieurs s’est infléchie, en Europe centrale et en Amérique latine dès la fin 2017, puis en Asie à partir du mois de mars sur fond de retournement du cycle des produits électroniques.

Par ailleurs, les places financières émergentes subissent depuis avril un reflux des investissements de portefeuille de la part des non-résidents, reflet des interrogations sur l’ampleur de la remontée des taux longs aux Etats-Unis, la vigueur du dollar et les menaces de guerre commerciale. Ces sorties de capitaux sont pour l’instant d’une ampleur comparable à celles qui avaient suivi l’annonce de la réduction du bilan de la Fed au printemps 2013 ou encore l’élection de Donald Trump à l’automne 2016.  

L’afflux d’investissements de portefeuille a engendré
des survalorisations de prix d’actifs.

Ce mouvement peut être salutaire car l’afflux d’investissements de portefeuille a engendré des survalorisations de prix d’actifs. Toutefois, l’appréciation de la devise américaine et l’augmentation du coût de refinancement en dollar sont des facteurs de fragilisation financière. C’est le cas notamment de la plupart des économies sud-américaines et des pays africains ayant émis sur le marché obligataire international, et dont les ratios de solvabilité extérieure (dette extérieure et/ou dette en dollar rapportées aux revenus d’exportation) ont continué d’augmenter malgré le rebond des prix des matières premières. De plus, l’appréciation du dollar a conduit plusieurs banques centrales à relever leur taux d’intérêt, soit pour combattre les pressions inflationnistes induites (Inde, Indonésie, Turquie), soit pour défendre leur monnaie (Argentine). 

Surtout, le contexte international a changé. Contrairement aux épisodes de stress précédents, qui traduisaient des anticipations de durcissement monétaire et de menace de protectionnisme, ces deux risques se sont matérialisés. Le repli des investissements de portefeuille pourrait être durable. 

L’augmentation effective des barrières tarifaires par les Etats-Unis sur les exportations chinoises (25% sur l’acier et 10% sur l’aluminium au nom de la sécurité nationale, 25% sur d’autres produits au motif d’une concurrence jugée déloyale) et les annonces de rétorsion de la Chine ne peuvent qu’accentuer le ralentissement des exportations des pays émergents.

La mesure des effets récessifs est un exercice très difficile car la bataille commerciale que se livrent ces deux pays non seulement entrave leurs échanges bilatéraux et génère potentiellement une hausse des coûts et des prix pour le consommateur américain, mais elle affecte également les chaînes de valeur mondiales en obligeant les entreprises à se réorganiser, ce qui génère des coûts supplémentaires.  

Les espoirs de consolidation de la croissance
dans les pays émergents reposent sur l’investissement privé.

Même en se limitant aux échanges, les effets peuvent être importants. Selon les estimations du CEPII, l’augmentation des tarifs sur les produits chinois portent sur USD 50 mds auxquels s’ajoutent les USD 3,4 mds d’importations d’acier et d’aluminium taxées depuis le mois de mars. A première vue, cela ne représente que 3% des exportations totales de la Chine et 0,4% de son PIB. Toutefois, selon les calculs du CEPII, dans un scénario extrême de guerre commerciale entre les Etats-Unis et la Chine qui conduirait à une taxe de 25% pour l’ensemble des produits, les échanges commerciaux entre les deux pays se réduiraient d’environ 60%. La perte nette pour la Chine serait de l’ordre de USD 272 mds (281 mds de baisse des exportations à destination des Etats-Unis marginalement compensée par une augmentation de celles à destination de l’UE), soit 2,3% du PIB.  

Dans son Global Economic Prospects de juin, la Banque mondiale fournit également des ordres de grandeur sur les effets d’une guerre commerciale mais à l’échelle mondiale. Dans un scénario très extrême où tous les pays relèveraient leurs droits de douane au maximum autorisé, les échanges commerciaux des pays émergents et en développement se contracteraient de 14%, soit un effet comparable à celui de la récession de 2008-2009.  

Bien entendu, il s’agit là de scénarios dont la probabilité reste faible, mais ils rappellent que la guerre commerciale tarifaire est un jeu à somme négative. D’ailleurs, toujours selon les estimations du CEPII, l’effet inflationniste des mesures au titre de la section 301 (concurrence jugée déloyale) aux Etats-Unis serait d’environ 0,5% sur les prix à la consommation. Pour les pays émergents, cela signifierait une hausse supplémentaire du coût de financement en dollar si la Fed ajuste ses taux directeurs à ce surcroît d’inflation. Or, les espoirs de consolidation de la croissance dans les pays émergents reposent sur l’investissement privé. Les risques baissiers sur l’évolution de ses déterminants se cumulent donc : ralentissement des exportations, hausse des taux d’intérêt, niveau élevé de la dette des entreprises, notamment en USD. 

 

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