Coup de théâtre? – Weekly Note de Credit Suisse

Burkhard Varnholt, Credit Suisse

7 minutes de lecture

Changement de scénario sur les marchés obligataires: de Beckett à Shakespeare? Bonheur et argent – une vieille histoire et deux nouvelles études.

Alors que les marchés boursiers mondiaux marquent une pause cette semaine, nous nous demandons si les taux d’intérêt et la conjoncture ne nous réservent pas un «changement de scénario». Se pourrait-il que les marchés obligataires abandonnent le script de «En attendant Godot» de Samuel Beckett au profit de «Beaucoup de bruit pour rien» de William Shakespeare? Bien que la politique monétaire n’ait jusqu’ici pas changé de cap sur la scène internationale, la récente inversion de la courbe des taux aux États-Unis constitue à présent une source de préoccupation. Les craintes sont-elles fondées ou s’agit-il seulement d’un coup de théâtre? Nous observons les faits concernés et demeurons sereins. En outre, nous jetons un regard sur le rapport entre bonheur, argent et soif de consommation dans les pays émergents. Avec le développement de ces marchés, le centre économique du monde continue de se décaler. Lors de la dernière réunion du Comité de placement du Credit Suisse, nous avons décidé de conserver notre stratégie d’investissement actuelle, sans modification, en dépit du récent coup de tonnerre.

1.    Changement de scénario sur les marchés obligataires: de Beckett à Shakespeare?

Il y a quatre semaines, je faisais référence, dans cette missive, au grand classique de Samuel Beckett «En attendant Godot» (1948) pour fustiger les inquiétudes de la presse financière concernant une amorce de revirement monétaire à l’échelle mondiale: «de l’assouplissement quantitatif (QE) au resserrement quantitatif (QT)». Nous n’attend(i)ons pas de changement d’orientation des taux d’intérêt, de l’inflation ou de la politique monétaire, pourtant si redouté.

Un mois plus tard seulement, les marchés obligataires semblent confirmer notre opinion. Et ce n’est pas tout: aux États-Unis, les rendements à dix ans ont même chuté à 2,44%, c’est-à-dire à un niveau inférieur de 0,01% à celui des taux directeurs américains. En Allemagne et au Japon, ces rendements se calquent sur ceux de la Suisse: ils sont en territoire négatif. Parmi les principaux responsables de ce repli figurent les propos clairs tenus par le président de la Fed Jerôme Powell, à savoir que le resserrement quantitatif est achevé et qu’une phase d’attente et d’observation patiente va suivre.  En Europe, ce sont les faibles indices des directeurs d’achat et le Brexit qui plombent  les rendements des marchés des capitaux1.

Néanmoins, tandis que les causes d’inquiétude changent, leur nombre semble rester constant. Cette semaine, c’est la crainte concernant la récente inversion de la courbe des taux américains qui dominait dans de nombreuses analyses boursières. Pourtant, la peur qu’il s’agisse d’un signe infaillible de récession s’apparente à la phobie superstitieuse du chat noir qui traverse la rue de gauche à droite un vendredi 13. 

Est-ce que «l’attente de Godot» – c’est-à-dire l’inquiétude quant au risque d’une hausse des taux d’intérêt – céderait à présent la place à «Beaucoup de bruit pour rien»? Il semble que ce soit le cas. Observons brièvement quelques faits utiles pour l’interprétation des courbes de taux:

  • Aux États-Unis, des courbes de rendement négatives ont précédé de douze à dix-huit mois de nombreuses récessions. Pourtant, on compte plus de deux fois plus de courbes de taux inversées que de récessions. En d’autres termes, il faut prendre en considération d’autres paramètres pour établir des prévisions.
  • En Europe et au Japon, les corrélations entre les courbes de taux et les récessions ne sont pas confirmées de manière empirique.
  • On cite souvent trois raisons théoriques pour lesquelles les courbes de rendement inversées annoncent une récession une douzaine de mois à l’avance:
    1.     De faibles taux d’intérêt à long terme signalent une pénurie de possibilités de placement de longue durée intéressantes.
    2.     La courbe de rendement négative indique une contraction de l’offre de crédit par les banques, une mesure qui freine l’économie.
    3.     Une hausse des taux directeurs à des niveaux supérieurs à ceux des rendements du marché des capitaux à long terme reflète un durcissement de la politique monétaire.
  • Aux États-Unis, les courbes de rendement négatives figurent souvent parmi les dix indicateurs économiques avancés les plus fréquemment cités («Leading Economic Indicators»2).

La dernière publication de ces «Leading economic indicators» fait toujours état de la bonne santé économique des États-Unis, en dépit de l’inversion de la courbe des taux (graphique 1).

 

L’agitation entourant l’inversion de la courbe de rendement américaine serait-elle surtout «Beaucoup de bruit pour rien»? C’est bien notre impression. En effet, un examen attentif révèle que les conditions théoriques requises pour une récession ne sont pas réunies actuellement. Revenons aux trois faits pertinents à cet égard:

  1. L’hypothèse selon laquelle les possibilités de placement à long terme disparaissent est réfutée par la baisse des primes de risque des obligations d’entreprise à longue échéance.
  2. L’hypothèse d’une contraction du crédit est contredite par le fait que la marge d’intérêts nette des banques américaines de 3,48% actuellement correspond au plus haut enregistré depuis sept ans, signe que ces établissements ne souffrent pas d’un manque de capitaux.
  3. Les récentes déclarations de la Fed américaine s’opposent au prérequis d’un durcissement monétaire. Au contraire, l’annonce du maintien d’une politique adaptée au contexte actuel a fait chuter les rendements du marché des capitaux.

Mais alors, qu’est-ce que l’inversion de la courbe des taux américains a provoqué? Beaucoup se posent cette question. Eh bien, elle a certainement induit une mondialisation des marchés obligataires entre autres. Les rendements des emprunts souverains américains, qui sont supérieurs à ceux des obligations d’État helvétiques, européennes et japonaises, ne peuvent se décorréler entièrement de ces dernières. Si les rendements du marché des capitaux baissent en Suisse, la pénurie de placements qui en découlera incitera inévitablement les investisseurs à se tourner vers les emprunts d’État américains plus rentables, faisant ainsi chuter les rendements de ceux-ci: ce n’est pas un mécanisme très compliqué.

2. Bonheur et argent – une vieille histoire et deux nouvelles études

Il y a une dizaine de jours, la Banque mondiale a publié la dernière édition de son rapport annuel sur le bonheur mondial «World Happiness Report»3, établi sous la direction du célèbre économiste Jeffrey Sachs, et cette semaine, le Credit Suisse Research Institute a rendu publique son enquête annuelle sur les consommateurs des marchés émergents «Emerging Consumer Survey». Cette étude, qui analyse les résultats de plus de 13'000 entretiens individuels réalisés dans huit pays, est un outil précieux pour prendre le pouls du pouvoir d’achat et de la consommation dans les grandes nations émergentes. Ce rapport et cette étude sont complémentaires et donnent aux investisseurs d’importantes indications sur la croissance ou la contraction des marchés de consommation, ainsi que sur les opportunités de placement.

«L’argent ne fait pas le bonheur…»

La récente étude de la Banque mondiale sur le «bonheur dans le monde» confirme ce qu’écrivaient déjà Aristote et Confucius, à savoir:

  1. L’argent ne fait pas le bonheur, mais il y contribue. Rien de nouveau à cet égard.
  2. À court terme, le revenu et le bonheur subjectif vont de pair dans la plupart des cas, mais à moyen terme, le lien devient plus ténu. Un doublement de la capacité économique par habitant s’accompagne en moyenne mondiale d’une hausse de «l’indice du bonheur» de 0,7 point. On observe cette corrélation dans 82 pays sur les 125 qui ont été évalués.
  3. Pourtant, le «paradoxe d’Easterlin», nommé ainsi d’après l’économiste américain Richard Easterlin, selon lequel de longues périodes d’augmentation de la performance économique peuvent parfois s’accompagner d’une stagnation du sentiment de bonheur, est également confirmé dans 43 pays, notamment dans de grandes nations telles que les États-Unis, le Japon ou l’Inde. Ce phénomène révèle que d’autres facteurs entrent en jeu.
  4. Les récessions affectent rapidement le sentiment de bonheur, comme le Venezuela l’illustre très bien: il y a peu de temps, il était encore le cinquième pays le plus heureux du monde, mais l’année dernière, c’est lui qui a perdu le plus de points dans l’indice du bonheur.
  5. Outre le revenu, on relève en particulier cinq autres facteurs, plus difficilement mesurables, qui exercent un impact sur le sentiment de bonheur. Ces six facteurs sont particulièrement marqués dans les pays considérés comme étant «les plus heureux» (Finlande, Norvège, Danemark, Islande, Pays-Bas, Suisse):
    a.    Revenu
    b.    Longue espérance de vie
    c.    Sécurité sociale
    d.    Liberté
    e.    Confiance
    f.    Générosité
  6. Le bonheur est contagieux. On note avec intérêt que même les immigrants dans des pays heureux se sentent plus joyeux que dans les pays moins bien classés dans ce domaine, d’après les auteurs.
  7. Aux États-Unis, ce sont en particulier des maladies telles que l’obésité et la dépression ainsi que la dépendance aux analgésiques qui contribuent à faire baisser «l’indice américain du bonheur».
  8. En résumé: les Beatles avaient parfaitement raison dans leur tube: «Money can’t buy me love» (l’amour ne s’achète pas).

 

«... mais il peut permettre d’acheter une nouvelle Mercedes Benz»

Lorsque Janis Joplin chantait en 1970 «Oh Lord, won’t you buy me a Mercedes Benz? My friends all drive Porsche. I must make amends» (oh Seigneur, ne pouvez-vous pas m’acheter une Mercedes Benz? Mes amis conduisent tous une Porsche. Je dois faire amende honorable.), elle voulait en fait dénoncer le consumérisme. Mais l’histoire ne lui a pas donné raison. En effet, la consommation de sa génération dans les pays industrialisés est devenue le moteur le plus important de l’économie mondiale. Aujourd’hui, la consommation dans les nations développées représente près de 80% de la performance économique de celles-ci, un pourcentage plus de deux fois supérieur à celui des pays émergents, et même six fois supérieur en termes absolus. Mais à l’avenir, quels consommateurs vont doper la croissance si les ventes de véhicules, de smartphones ou de services de streaming dans les pays industrialisés atteignent les limites de la saturation? 

Le shopping est contagieux. C’est un phénomène évident. Néanmoins, le pouvoir d’achat (facteur tangible) et la disposition à acheter (facteur intangible) sont l’un comme l’autre indispensables pour la croissance de la consommation. Notre récente étude intitulée «Credit Suisse Emerging Consumer Survey 2019» (enquête sur les consommateurs des pays émergents 2019) analyse en détail ces deux facteurs dans huit grands pays émergents. Sur la base d’entretiens individuels avec des consommateurs et de prévisions économiques à large échelle, elle met en évidence des parallèles et des différences entre la génération des «millenials» et celle de Janis Joplin. Toutes deux partagent le souhait de consommer de manière responsable et respectueuse de l’environnement. Toutes deux veulent se servir de leur pouvoir d’achat pour permettre un style de vie moderne. Ce qui les différencie, ce sont d’une part la taille du marché en termes démographiques et d’autre part le potentiel de croissance qui y est lié.

Les huit marchés étudiés représentent la moitié de la population mondiale et une demande de consommation s’élevant à quelque 11’000 milliards de francs. Leur potentiel de croissance est bien supérieur à celui de la génération de Janis Joplin – avec d’importantes conséquences pour l’environnement, la politique et la société. Mais les prestations (voyages, streaming) et l’utilisation de biens à temps partagé (Air B&B, Uber) revêtent davantage d’importance aujourd’hui que les biens issus de branches à forte intensité capitalistique comme les voitures. Les consommateurs des pays émergents s’intéressent toujours fortement aux prestations et aux produits internationaux. Par exemple, Adidas, Gucci et Nestlé comptent parmi les marques préférées en Asie. 

Notre étude relève avec intérêt que l’Inde affiche la soif de consommation la plus forte (le retard à rattraper étant grand dans ce domaine). C’est également ce que reflète l’indice du bonheur établi par les Nations Unies, lequel la classe nettement derrière la Chine, dont le pouvoir d’achat moyen lui est encore cinq fois supérieur. Notre étude confirme que les consommateurs chinois conservent un fort pouvoir d’achat et restent extrêmement dépensiers et confiants, même si le conflit commercial a provisoirement freiné leur propension à acheter. La Chine, l’Inde, le Brésil, le Mexique et l’Indonésie sont des géants parmi les marchés de consommation émergents, suivis par la Thaïlande, la Turquie et la Russie, dont les économies respectives souffrent actuellement  
de facteurs particuliers.

 

Qu’est-ce que cela signifie pour les investisseurs?

Cinq points sont intéressants pour les investisseurs:

  1. Les craintes changeantes des marchés obligataires concernant les taux d’intérêt et l’économie semblent exagérées.
  2. En marge de l’attention médiatique, nous observons un potentiel de consommation intact dans les pays émergents, lequel stimule les stratégies et les bénéfices des entreprises actives à l’échelle mondiale et nationale.
  3. Avec la progression de la consommation dans les pays émergents, le centre économique du monde va continuer à se décaler de l’Occident vers l’Orient.
  4. La rivalité entre les économies riches et émergentes, qui s’est cristallisée à travers le conflit commercial, va persister.
  5. Les préférences des consommateurs varient fortement d’un pays, d’une culture et d’une génération à l’autre. L’enquête menée par le Credit Suisse apporte à ce sujet des explications différenciées.
3. Décisions actuelles du Comité de placement du Credit Suisse

Sous l’effet combiné de plusieurs facteurs, à savoir la baisse des rendements du marché des capitaux, une politique monétaire adaptée, la vigueur du pouvoir d’achat et de l’offre de crédit, ainsi que la perspective d’un règlement possible du conflit commercial sino-américain, la probabilité d’une stabilisation prochaine des indicateurs économiques avancés augmente. Ce phénomène devrait être particulièrement marqué en Asie pour deux raisons: premièrement, parce que cette dernière a été le plus fortement affectée par les tensions commerciales, et deuxièmement, parce que le choc macro-économique causé en 2018 dans cette région par la tendance haussière du dollar américain et des taux d’intérêt dans cette devise semble s’estomper cette année. Dans ce contexte, nous conservons d’une part notre stratégie de placement actuelle avec des surpondérations de positions dans les pays émergents, la technologie et la santé, ainsi que notre préférence (aux résultats fructueux) pour les emprunts d’État. D’autre part, nous réduisons la duration des obligations en euro pour tirer profit de la probable normalisation de la courbe de rendement.

1 La clôture de rédaction étant déjà intervenue, nous manquons les développements les plus récents du Brexit qui sont abordés aujourd’hui dans nos publications quotidiennes et thématiques.
2 Les «Leading Economic Indicators» les plus fréquemment cités par le think tank économique américain
«The Conference Board» sont les suivants:
   1. Moyenne de travail hebdomadaire en heures dans l’industrie manufacturière
   2. Moyenne hebdomadaire des inscriptions au chômage
   3. Entrées de commandes: industrie manufacturière, biens de consommation et matières premières
   4. ISM® Indice des entrées de commandes
   5. Entrées de commandes: biens d’équipement (hors aviation et industrie de la défense)
   6. Nouveaux permis de construire
   7. Indice S&P 500
   8. Primes de risque de crédit – principal indice de crédit
   9. Courbe de rendement américaine (rendements à 10 ans moins le taux directeur aux États-Unis)
 10. Confiance moyenne: consommation et climat des affaires
3 Cf. http://worldhappiness.report

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