Ces assassins qui nous gouvernent

Jeffrey D. Sachs, Université de Columbia

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À Ryad, Moscou et Pékin, la classe politique s’affaire pour couvrir ses tendances assassines. Les présidents américains ne sont pas en reste. 

Le bannissement de Thomas Becket. Artiste inconnu. Entre 1220 et 1240. Collection Paul Getty.

«N’y aura-t-il personne pour me débarrasser de ce prêtre turbulent?» s’exaspère Henri II d’Angleterre au moment d’ordonner l’assassinat de l’archevêque de Canterbury, Thomas Becket, en 1170. Au fil des âges, les princes et chefs d’État du monde entier ont été tantôt auteurs, tantôt complices d’assassinats, comme l’étudient en statistiques et en détails le grand sociologue de Harvard Pitirim Sorokin et Walter Lunden, dans leur ouvrage majeur intitulé Power and Morality. Parmi leurs principales conclusions, s’observe dans le comportement des groupes au pouvoir une tendance plus criminelle et plus immorale que dans celui des populations gouvernées.

Le déni plausible constitue un bien précieux pour les dirigeants. Seulement voilà, après le meurtre de Jamal Khashoggi par son propre gouvernement, l’empoisonnement d’anciens espions russes vivant au Royaume-Uni, et les rumeurs selon lesquelles l’ancien patron d’Interpol Meng Hongwei aurait été exécuté en Chine, le voile se lève plus qu’à l’habitude ces derniers temps. À Ryad, Moscou et même Pékin, la classe politique s’affaire pour couvrir ses tendances assassines.

Depuis 1947, la possibilité d’un déni plausible des meurtres
présidentiels se trouve facilitée par l’existence de la CIA.

Nul n’a cependant de leçons à donner en la matière. Les présidents américains ont derrière eux une longue histoire meurtrière, ce qui ne perturbe sans doute pas l’actuel occupant de la Maison-Blanche, Donald Trump, dont le prédécesseur favori, Andrew Jackson, fut un imperturbable meurtrier, négrier et épurateur de l’ethnie des Indiens d’Amérique. Pour Harry Truman, le bombardement atomique d’Hiroshima permit d’éviter le coût élevé d’une invasion du Japon. Le second bombardement en revanche, sur Nagasaki, est tout simplement indéfendable, survenu dans un pur effet d’élan bureaucratique: il semblerait que la bombe ait été larguée sans l’ordre explicite de Truman.

Depuis 1947, la possibilité d’un déni plausible des meurtres présidentiels se trouve facilitée par l’existence de la CIA, qui fait office d’armée secrète (et parfois d’escadron de la mort) des présidents américains. La CIA est protagoniste de meurtres et d’anarchie dans toutes les régions du monde, elle qui ne fait quasiment l’objet d’aucune supervision ou de comptes à rendre concernant ses innombrables assassinats. Il est même possible – ce qui n’est pas clairement démontré – que la CIA ait assassiné le secrétaire général de l’ONU Dag Hammarskjöld.

À une seule occasion, la CIA a dû rendre des comptes publiquement: lors des audiences sénatoriales américaines de 1975, menées par Frank Church. Depuis, elle poursuit ses entreprises violentes et tout simplement meurtrières, sans avoir à en répondre, ni elle, ni les présidents qui autorisent ses actions.

Jamais l’Amérique ne rendra véritablement de comptes.

Nombre de tueries de masse ordonnées par des chefs d’État ont impliqué l’action conventionnelle de l’armée. Lyndon Johnson a intensifié l’intervention militaire américaine au Vietnam sous prétexte d’une attaque nord-vietnamienne dans le golfe du Tonkin, qui n’a en réalité jamais eu lieu. Richard Nixon est allé encore plus loin: en tapissant de bombes le Vietnam, le Cambodge et le Laos, il a cherché à créer en Union soviétique la peur d’un dirigeant américain irrationnel et capable de tout (la volonté de Nixon d’appliquer sa «théorie du madman» constitue sans doute la preuve autoréalisatrice de sa propre folie). Au bout du compte, la guerre américaine Johnson-Nixon en Indochine coûtera la vie à plusieurs millions d’innocents. Jamais l’Amérique ne rendra véritablement de comptes, avec sans doute l’effet opposé: une abondance de précédents susceptibles de fonder les massacres menés plus tard par les forces américaines.

Les tueries commises en Irak sous George W. Bush sont évidemment mieux connues, dans la mesure où la guerre menée là-bas par l’Amérique se destinait à la télévision. C’est ainsi qu’un pays dit civilisé a conduit une démarche de «choc et stupeur» visant à renverser le gouvernement d’un autre État, sur la base de prétextes manifestement faux. Plusieurs centaines de milliers de civils irakiens sont morts dans cette guerre.

Barack Obama a été largement critiqué par une droite qui lui reprochait d’être trop tendre. Il est pourtant lui aussi à l’initiative d’un nombre impressionnant de morts. Son administration a régulièrement autorisé des frappes de drones qui ont non seulement supprimé des terroristes, mais également des innocents et citoyens américains opposés aux guerres sanglantes menées par les États-Unis dans les pays musulmans. Obama a signé le décret présidentiel autorisant la CIA à coopérer avec l’Arabie saoudite dans le renversement du gouvernement syrien. Cette opération «secrète» (peu abordée dans les pages révérencieuses du New York Times) a engendré une guerre civile toujours d’actualité, qui a fait plusieurs centaines de milliers de morts parmi les civils, et plusieurs millions d’exilés. Obama a également usé des frappes aériennes de l’OTAN pour renverser Mouammar Kadhafi en Lybie, engendrant un État failli et des violences qui perdurent.

Barack Obama a été pourtant lui aussi à
l’initiative d’un nombre impressionnant de morts.

Sous Trump, les États-Unis ont soutenu les massacres conduits par l’Arabie saoudite (y compris sur des enfants) au Yémen, en vendant aux Saoudiens des bombes et armes modernes, sans quasiment aucune connaissance, aucun contrôle ou compte à rendre au niveau du Congrès ou de l’opinion publique. Les meurtres commis hors de la vue des médias n’ont aujourd’hui presque plus aucune existence.

Lorsque le voile est levé, comme dans l’affaire Khashoggi, nous entrevoyons brièvement le monde tel qu’il est réellement. Nous découvrons alors qu’un chroniqueur du Washington Post a été piégé, sauvagement tué et démembré par un proche «allié» des États-Unis. Le grand mensonge américano-israélo-saoudien selon lequel l’Iran constituerait le cœur du terrorisme mondial, une affirmation contredite par les données recueillies, se trouve pendant quelques jours menacé par la divulgation embarrassante de la fin atroce connue par Khashoggi. Le prince couronné Mohammed ben Salmane, qui a semble-t-il ordonné l’opération, est chargé de mener «l’enquête» sur cette affaire ; les Saoudiens licencient une poignée de hauts dirigeants ; pendant que Trump, passé maître dans l’art du mensonge systématique, répète maladroitement l’invraisemblable discours saoudien autour d’une opération non autorisée.

Quelques dirigeants gouvernementaux et chefs d’entreprise ont reporté leur déplacement en Arabie saoudite. La liste des désistements annoncés dans le cadre d’une conférence clinquante d’investissement est un véritable jeu de «Qui est-ce» du tissu industriel et militaire de l’Amérique: hauts banquiers de Wall Street, PDG de grandes sociétés de médias, et dirigeants de contractants militaires tels que le responsable d’Airbus à la défense.

En politique étrangère, Trump a tout d'un despote.

L’Amérique se targue d’être une démocratie constitutionnelle. Or, lorsqu’il est question de politique étrangère, le président a tout du despote. Trump vient d’annoncer le retrait des États-Unis hors du traité sur les armes nucléaires de portée intermédiaire, sans évoquer un seul instant le Congrès.

Les politologues devraient se pencher sur l’hypothèse suivante: les pays dirigés par des présidents (comme les États-Unis) ou par des monarques non constitutionnels (comme l’Arabie saoudite), plutôt que par un parlement et un Premier ministre, ont une propension toute particulière aux politiques meurtrières. La présence d’un parlement ne garantie nullement la retenue, mais le règne d’un seul homme en politique étrangère, comme c’est le cas aux États-Unis et en Arabie saoudite, rend quasiment inévitable le bain de sang.

Les Américains sont à juste titre horrifiés par le meurtre de Khashoggi. Les tendances assassines de leur propre gouvernement sont pourtant comparables. L’existence généralisée de tueries ordonnées par les États ne doit en aucun cas rendre le meurtre acceptable. Elle doit justement fonder la soumission du pouvoir à des contraintes constitutionnelles strictes, en particulier le respect du droit international, notamment de la Charte des Nations Unies et de la Déclaration universelle des droits de l’homme. C’est là notre seul véritable espoir de survie et de sécurité, dans un monde où le recours désinvolte à la violence pourrait bien signifier notre fin à tous.

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